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Retour sur notre débat du 7 mai : l’Église, douane ou hôpital de campagne ?

Avec Elena Lasida, économiste, et François Euvé, théologien
Introduction par Guy Aurenche et animation par Pietro Pisarra

En introduction, Guy Aurenche nous rappelle que l’Église est toujours, par tradition, en réforme, et qu’il appartient aussi à Saint-Merry Hors-les-Murs, modestement et de sa place, de participer à la réflexion, comme il l’est demandé à chaque baptisé, depuis Vatican II et sa démarche de synodalité, qui appelle à une ecclésiologie de communion. D’après notre pape François, cette voie est constitutive de l’Église pour le troisième millénaire, et de même que les chrétiens proposent la fraternité dans le monde, c’est le même état d’esprit qui doit nous conduire au sein de l’Église.

Pietro Pisarra lance ensuite la première question, reprenant les deux qualificatifs imagés qui titrent ce débat et ont été utilisés par François en 2013 dans son premier grand texte, Evangelii gaudium, à propos de la mission de l’Église. Elena Lasida y voit la marque de la tension propre à toute institution humaine, entre continuité et renouvellement ; face aux rigidités du système, François ouvre des promesses de renouvellement, à l’occasion des synodes de la famille, des jeunes, de l’Amazonie, bientôt des évêques, et notamment avec une nouvelle façon de procéder qui laisse une large place aux consultations préalables et à la prise en compte du Peuple de Dieu, ce qui représente un changement radical, et ouvre un moment propice ou kairos. François Euvé, après avoir soulevé le paradoxe consistant à décider d’en-haut une réforme qui veut impliquer toute la base, pointe également que François n’est pas tant révolutionnaire sur les contenus qu’il propose que sur sa manière de faire, y compris pour exprimer ses désaccords ; dans sa démarche pastorale, le concret prime sur les théories doctrinales.

On aborde alors la question des cacophonies entre François et les instances ecclésiales. Pour François, d’après Elena citant Evangelii gaudium, « la réalité est supérieure à l’idée », et une expérience nouvelle peut créer une tradition nouvelle ; il ne s’agit pas seulement d’une pastorale différente, mais les grands textes publiés par le pape donnent tous une place inédite à l’anthropologie relationnelle, nouvelle manière de penser l’Église. François Euvé affirme que la cacophonie est toujours la condition pour que l’Esprit puisse passer, pour amener vers d’autres réalisations que les plans prévus, c’est pourquoi il faut oser courir des risques dans l’expérience, car « le sens des fidèles » l’emportera.

Du Peuple de Dieu de Vatican II à l’émergence d’une culture ecclésiale laïque avec François

Une nouvelle question relance l’idée que si le pape se situe complètement dans le sillage de Vatican II, en affirmant que « celui qui n’accepte pas le Concile est hors de l’Église », il rencontre des résistances, notamment sur la question du Peuple de Dieu, de la part de certains modèles cléricaux qui ont du mal à le recevoir. À cela, Elena répond que l’énormité du changement explique ces réactions, mais que par ailleurs il peut y avoir de bonnes surprises, comme le montre cette nouvelle organisation des rencontres plénières des évêques de France : durant un jour et demi, deux fois par an, chacun invitera deux laïcs à se joindre à l’assemblée, les méthodes de travail ensemble (cent évêques et deux cents laïcs) étant organisées par une société professionnelle extérieure, selon une formule qui ne remporte pas forcément la totale adhésion de tous les épiscopes mais montre par une expérience concrète que la réalité peut s’imposer face à l’idée, vrai exemple d’un déplacement en cours. François Euvé évoque de son côté la bonne surprise de la réforme liturgique, adoptée en quelques mois pendant le concile, et pointe que l’obstacle est bien le cléricalisme, qui incarne l’entre-soi et la peur de la rencontre, le véritable défi en France étant d’éviter l’homogénéisation de l’Église, qui doit absolument se décentrer.

Pietro rappelle alors que la diversité est constitutive de l’Église, dite catholique soit universelle, et cite un récent discours du pape devant l’Action Catholique italienne, dans lequel il a rappelé le rôle éminent des laïcs qui doivent être écoutés, non pas par concession mais parce que c’est leur droit ; car le Peuple de Dieu, « quand il croit », doit être écouté dans son ensemble. Elena explique alors qu’on attendait des changements de normes et de dogmes au synode de l’Amazonie, comme l’ordination de femmes ou d’hommes mariés, mais que le texte s’est avéré beaucoup plus radical encore, puisqu’au lieu de cléricaliser les femmes, donc de leur donner une simple place, il propose de développer une culture ecclésiale laïque ; et qu’au lieu d’élargir le recrutement des clercs, il affirme qu’il faut changer toute la façon de penser les ministères. François Euvé ajoute que nous vivons une époque de grande transition, où il faut repenser radicalement l’Église dans un contexte qui n’est plus celui de la chrétienté, car dans notre société plurielle, les notions qui doivent primer sont celles de Peuple de Dieu et de sacerdoce commun ; nos structures actuelles ne sont plus adaptées, il s’agit de donner toute sa place à chaque composante (hommes, femmes, clercs, laïcs, diplômés ou non, riches ou pauvres…) ; et il soulève cette question : que veut dire « ordonner » ?

L’image du polyèdre

Comme le souligne Pietro, François va plus loin que le concile qui répartissait le spirituel aux clercs et le temporel aux laïcs : il n’y aurait plus de domaine réservé, et le modèle ecclésiologique proposé serait celui du polyèdre. Elena reprend que contrairement à la sphère homogène, le polyèdre à facettes permet à chaque partie de garder son identité, et autorise donc le dialogue entre les différences, non pas comme une conversation ou un compromis, mais en se laissant déplacer par la différence de l’autre ; pas d’inclusion ou d’exclusion, donc, mais des opportunités pour se laisser déplacer. François Euvé précise que chacun a quelque chose à apporter à l’ensemble, pour ce qu’il est, et indépendamment de ses possibles manques par ailleurs, le dialogue étant constitutif de l’Église et de l’être chrétien. Pietro évoque alors d’autres images : la Trinité comme une danse, « la divine périchorèse » des orientaux, et la pyramide inversée. Mais Elena trouve le polyèdre plus intéressant, car circulaire, pointant l’importance de l’interdépendance dans une communion où le tout est supérieur à la partie ; ce qui compte, ce sont les relations entre tous, et le changement radical est cette interdépendance existentielle. Pietro cite Michel de Certeau : « l’autre qui nous dérange et nous pousse à nous interroger nous-mêmes. » Pour François Euvé, la mission est d’aller à la rencontre d’autrui pour construire ensemble, et non de « faire rentrer quelqu’un », car l’autre m’apprend sur ma foi ; comme dans le polyèdre, l’ecclésiologie de communion ne soit pas conduire à l’unanimisme, mais conserver les différences. Et Pietro de conclure sur l’Église qui n’est pas une société de parfaits mais doit, comme le dit le pape François, « se laisser convertir par le cri des pauvres ».

À l’occasion des questions posées aux intervenants, on constate que le concile n’a pas laissé de consignes claires sur la façon d’articuler les sacerdoces commun et presbytéral dans les communautés. Un énorme défi consiste à créer des espaces de dialogue avec les jeunes prêtres refusant Vatican II, sans se diaboliser réciproquement, car notre Église ne fait que refléter nos propres défauts. On cite aussi Christoph Theobald, qui propose de passer des prêtres-pivots aux prêtres-passeurs. Nous ne pouvons pas vivre en cercle fermé, notre Église « en sortie » doit se décentrer, reconnaitre que Dieu est présent à l’extérieur d’elle-même, et aller là où sont les gens au lieu de faire de l’activisme pour les faire venir, et ce malgré les risques d’éclatement que cela peut représenter.

Suit un petit débat autour de l’expression « Église, hôpital de campagne » : s’agit-il de « donner une caresse à ceux qui souffrent », comme disait Jean XXIII ? Ou au contraire, de se laisser caresser par l’autre, l’Église étant elle-même la malade et non la soignante ? Il ne s’agit pas de s’enfermer dans le caritatif, en oubliant que les plus exclus ont aussi quelque chose à nous apporter. Mais le rôle de l’Église est aussi d’être attentive aux blessures, à la nuit spirituelle, aux périphéries qu’elle se doit d’accueillir (pensons à la Samaritaine, au texte Fratelli tutti, à la notion de care). Faisons confiance aux évènements en les pensant, propose François Euvé, qu’il s’agisse de Vatican II, de la pandémie ou de la baisse des pratiques : qu’est-ce que l’Esprit nous dit à travers ça ?

En conclusion, Pietro propose de placer l’Évangile au centre. Elena évoque le fait que pour le pape François le temps est supérieur à l’espace, qu’il s’agit plutôt d’initier des processus d’où émergera du radicalement nouveau. Pour sa part, François Euvé rappelle que d’après Fratelli tutti, celui qui gouverne (quel qu’il soit !) doit laisser de l’espace à tous, pour constituer le polyèdre. Quant à Guy Aurenche, il nous propose trois axes : d’abord accepter cette Église toujours en réforme, fuir l’uniformisation et l’entre-soi, prendre des risques ; ensuite réfléchir à la culture de la rencontre, l’Église doit aller au large et tenir compte des changements radicaux de contextes pour faire en son sein une place à la différence ; enfin vivre joyeusement et sereinement la disponibilité au dialogue comme une promesse qu’on peut faire autrement, qu’on peut créer des espaces de débat où l’Esprit peut pénétrer, prendre le temps de la prière, de l’écoute, du déplacement : « à nous de jouer » !

Blandine Ayoub

Pour revoir le débat :
https://youtu.be/j0qEeudM5Ug

Nos deux prochains débats auront lieu :
le 9 juin, « Célébrations, la liturgie entre tradition et créativité » 
et fin juin, « Les ministères, les charismes et les pouvoirs. »
(titres provisoires)

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blandine.ayoub
Blandine Ayoub

Née au moment du Concile Vatican II, elle est impliquée depuis près de 40 ans dans la communauté de Saint-Merry, tout en cultivant un tropisme bénédictin, grâce à son père moine de la Pierre-Qui-Vire. Par son mariage avec un Alepin, elle a également adopté la Syrie comme deuxième patrie. Elle est responsable d’un centre de ressources documentaires dans un centre de formation professionnelle de la filière éducative et sociale.

  1. CLAVIER
    CLAVIER says:

    “L’ellipse humaine” : Teilhard se garde bien de mythiser sa représentation de la survie de l’espèce humaine. Pour signifier le processus de centration, puis d’excentration qui s’achève dans la grande métamorphose, il a recours à l’analogie. Pour ce faire, il utilise volontiers des figures géométriques (donc les figures les plus abstraites, les moins anthropomorphiques qui soient), par exemple, son utilisation fréquente de la figure du cône pour signifier l’allure générale du processus évolutif. De la même manière, il emploie la figure de l’ellipse pour symboliser la structure d’un être. Faut-il rappeler que l’ellipse comporte deux foyers ? Ainsi parlera-t-il de “la structure bifocale de tout élément naturel cosmique” (IX, 267), puis par extrapolation pour symboliser la structure de l’humanité elle-même. “Tout être peut se symboliser géométriquement sous la forme d’une ellipse dont un foyer serait la complexité et l’autre la conscience. Sans nous inquiéter de la relation métaphysique entre ces deux foyers, je dis : tout se passe comme si l’être se propageait entre ces deux foyers ; ce qui exprime l’expérience la plus générale de l’évolution, c’est l’apparition de la conscience en fonction de son degré de complexité (Place de la technique dans une biologie générale de l’humanité, VII, 163).” (Espérer pour l’homme avec Teilhard de Chardin – Nouvelles dimensions de l’espérance – Gérard-Henry Baudry – ISBN : 978-2-36452-043-1 ; pages 153 et 154)

  2. CLAVIER
    CLAVIER says:

    « Aujourd’hui le mot ordinatio est réservé à l’acte sacramentel qui intègre dans l’ordre des évêques, des presbytres et des diacres et qui va au-delà d’une simple élection, désignation, délégation ou institution par la communauté, car elle confère un don du Saint-Esprit permettant d’exercer un « pouvoir sacré » (sacra potestas) qui ne peut venir que du Christ Lui-même, par son Église. » (Cathéchisme de l’Église Catholique n° 1538 page 329).

    Si la culture catholique du pouvoir en Église se caractérise par un pouvoir institué comme service, ce pouvoir s’exerce avec le radicalisme évangélique et la vertu du silence évangélique ; attribuer à un existant humain ou acquérir pour un existant humain, un pouvoir sacré, interrogent l’intelligence éclairée par les sciences sociales (relatives à l’analyse d’une vision générale et historique du vivre-ensemble des humains).

    « Si on s’en tient à l’espèce « société traditionnelle » sans se préoccuper de ses divers modèles et donc des divers mondes qui leur correspondent, cette espèce se caractérise par la présence d’un pouvoir politico-sacré (religieux). Ce pouvoir est rendu manifeste par l’existence d’un Etat reposant sur la possession d’un espace à la surface de la terre. Peu importe le terme employé : empire, royaume, sultanat, émirat, principauté, etc. Les membres du groupement sont ceux qui vivent dans cet espace en étant soumis aux normes-règles en vigueur dans cet espace et qui en font un territoire. En cela, les membres du groupement se distinguent de ceux qui sont des étrangers. Cet Etat est localisé et personnalisé parce qu’il a à sa tête un être humain particulier qui est le souverain (empereur, roi, sultan, émir, prince, etc.). Autrement dit, la souveraineté – cette ordination du multiple à l’un – est personnifiée.

    En effet, un individu particulier est le souverain ; il ne l’est pas « en tant qu’homme », mais en tant que représentant de la puissance céleste (voir la cosmologie céleste) ; cette possibilité de la personnification de la souveraineté ne peut aller de paire avec l’égalité.

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