La dernière livraison des Cahiers de Témoignage Chrétien (été 2021) est consacrée à la joie ou plutôt au désir de « retrouver la joie ». Il est effectivement tant d’occasions de la perdre à travers nos itinéraires souvent cabossés ou sous l’emprise du contexte morose ou tragique que nous connaissons. Et cependant, pour les chrétiens, la joie est bien au cœur de l’Évangile. Le pape François en 2013 en fit la réflexion centrale de sa première exhortation apostolique, soulignant d’entrée que « la joie de l’Évangile emplit le cœur de ceux qui rencontrent Jésus et, par-là, sont libérés de la tristesse, du vide intérieur, de l’isolement ». Cette joie qui dans le message évangélique se décline selon plusieurs modes : joie d’être écouté et d’écouter, joie de remettre debout et de se lever, joie de se savoir aimé et d’aimer. Joie d’être des vivants par Sa résurrection. Le rire, alors, ne saurait être bien loin ; lui qui constitue l’une des manifestations physiques et communicatives de la joie mais aussi une expression spontanée qui bouscule les normes un peu à l’image de la prédication de Jésus. Or longtemps et aujourd’hui encore, l’allégresse du christianisme sous toutes ses formes reste trop dissimulée derrière la mortification, la componction, l’ascétisme ou le tragique d’une vie terrestre souvent honnie. Tendance qui s’est largement nourrie de la large diffusion d’une proclamation selon laquelle « Jésus-Christ n’a jamais ri ».
Dès le IVe siècle, Jean Chrysostome affirme que si Jésus a pleuré, au moins trois fois, « aucun évangéliste n’a écrit nulle part qu’il a ri, pas même légèrement souri ». Ambroise ne dit pas autre chose. Et ce lieu commun sera maintes fois répété d’abord à l’époque médiévale (saint Bernard, Pierre Le Chantre) puis avec plus d’insistance encore chez les théologiens austères du XVIIe siècle (de Pierre Nicole à l’abbé de Rancé) pour présenter une image digne et surtout grave de Jésus. Déclaration qui devait conduire celui qui voudrait « imiter » le Christ à se comporter comme lui. Cette assertion pourtant ne va pas sans poser quand même question. Essentiellement affirmé dans l’homilétique, la littérature spirituelle ou par des textes apocryphes (comme la pseudo lettre de Lentulus qui, au XVe siècle, trace un portrait imaginaire d’un Jésus « qui n’a jamais ri »), sur quelle base ce topos est-il construit ? Jacques Le Brun fait remarquer avec finesse que « partant d’un fait historique des larmes de Jésus, le raisonnement vise, non à élaborer immédiatement une conclusion théologique, mais à construire un autre fait : c’est cette construction par déduction d’un fait historique dérivé qui constitue l’originalité de l’argumentation ». Comme si le fait de pleurer excluait radicalement le rire. Et plus encore, comme si le silence des textes sur un acte ou un geste devenait « l’affirmation de son inexistence puis de son illégitimité ». Combien de décisions disciplinaires imposées par l’Église romaine, à commencer par le refus de l’ordination des femmes, reposent sur ce genre d’arguments fallacieux et rhétoriques ?
Dès lors, ce thème récurrent d’un Jésus qui n’aurait jamais ri, renvoie trop souvent à l’image d’un christianisme qui semble se complaire dans des abîmes de tristesse et de déréliction en donnant aux baptisés « un air de Carême sans Pâques » (François, La joie de l’Évangile, § 6). D’ailleurs, par une sorte d’analogie qui m’est propre le costume totalement noir de clergyman, sans parler de la sainte soutane, m’a toujours fait penser à des vêtements de rabat-joie, et plus encore à des vêtements de mort et de deuil. Comme si le champ de la rigueur et de l’austérité ne pouvait que convenir à ceux qui veulent affirmer et conforter une identité autoproclamée, à ceux qui, aujourd’hui à nouveau, se considèrent seuls comme des sacrificateurs. Or le « sacrifice », fut-il celui de la messe, n’est jamais porteur de joie et moins encore de rire. Et la recherche d’une vaine et sombre assurance cléricale ne provoque que des crispations à la fois étrangères à l’Évangile et « à la joie du ciel sur la terre ».