Papiers d’identité, passeports, fichiers de recensement… C’est une vieille histoire que cette volonté des institutions de connaître et de contrôler les sujets ou les citoyens. Avec la récente création d’un fichier visant à centraliser les données biométriques de 60 millions de Français a-t-on franchi un pas de trop ? Le regard de l’historien Alain Cabantous.
Chronique du 18 novembre 2016
Nous vous proposons les articles de cette chronique effacés de notre ancien site en mars 2021, lors de la fermeture du Centre Pastoral.
Le 30 octobre 2016, le gouvernement a fait passer par décret la création d’un fichier dénommé la T.E.S. (Titres électroniques sécurisés) visant à centraliser les données biométriques de 60 millions de Français et à éviter toute falsification ! Déjà en 2012, le gouvernement Fillon avait présenté une loi très proche retoquée par le Conseil Constitutionnel et que Jean Jacques Urvoas, actuel garde des Sceaux mais alors député d’opposition, avait considérée comme « un fichier à la puissance jamais atteinte ! Aucune autre démocratie n’a osé franchir le pas ». Voilà qui est fait mais avec le climat terroriste et l’argument de la modernisation technique en plus. Sans compter à l’inverse la cible que représente cette centralisation pour des hackers espions. On ne s’empêchera pas de penser qu’en dépit de certains garde-fous, les dérives ne sont jamais exclues et jamais loin la tentation des pouvoirs de se doter des meilleurs moyens afin de contrôler les individus.
C’est bien sûr une vieille histoire que cette volonté des institutions de savoir qui est qui. À partir du XIIIe siècle surtout, l’Église, avec l’enregistrement des mariages (1214) et la création de l’Inquisition (1231), joue un rôle majeur dans ce domaine. À leur tour, les justices d’États font établir des registres de criminels. Vers la fin du XIVe siècle, des descriptions physiques commencent à s’agréger aux seuls patronymes, les taches sur la peau ou les cicatrices, tenues pour « la mémoire des événements ». Puis au XVIe siècle, les autorités ecclésiastiques tentent de généraliser assez systématiquement la tenue des registres de baptême, de mariage et de sépulture. Ce qui n’exclut pas les usurpations d’identité et l’affaire de Martin Guerre dans les années 1550-1560 reste un exemple fameux saisi par le cinéma.
De son côté, l’affirmation de la puissance civile nécessitait pour le prince de connaître ses peuples. Compter les hommes participait du principe de bon gouvernement. Même si la pratique est ancienne, voyez l’Évangile de Luc, elle se systématisa au XVIIe siècle avec l’établissement de dénombrements. Les raisons fiscales ou militaires n’excluaient pas une connaissance précise des populations, notamment urbaines. L’identification des individus contribuait elle aussi à établir une « bonne police », élément essentiel pour favoriser « le développement harmonieux de la société ». Mais les princes n’avaient pas les moyens de leurs grandes ambitions. Au cours du XVIIIe siècle en effet, les autorités françaises avaient – déjà – caressé le rêve d’établir un grand registre où serait consignée l’identité de chacun. Il fallut pourtant en rabattre et se contenter de contrôler les éléments les plus mobiles de la société. Les marins, les soldats mais surtout les faux pèlerins, souvent des mendiants, les compagnons et les fugitifs. Surveillance accentuée en temps de guerre et reprise par plusieurs États italiens comme les duchés de Toscane ou de Parme.
Ce besoin de contrôle passa par la nécessité d’avoir des papiers d’identité. Aux sauf-conduits on préféra les passeports avec un signalement de plus en plus précis des individus. En France, la grande peste de Provence de 1720 fut un facteur décisif puisque, pour que l’épidémie ne puisse se propager, personne ne pouvait sortir d’un périmètre gardé par l’armée à moins d’être muni d’un document attestant de son état civil et… sanitaire. Peu à peu, papiers et registres entrèrent dans la vie quotidienne des personnes, provoquant une circulation accrue de documents falsifiés. L’emprise s’accrut encore au cours du XIXe avec l’instauration des états-nation qui multiplièrent les recensements non sans résistance de la part des populations (France en 1851, Nord-Est brésilien en 1852, Russie en 1897). C’est encore au cours de ce siècle que les papiers d’identité commencèrent à répondre à des usages précis : carte électorale, livret ouvrier, livret militaire, papier de santé, etc. Simultanément, après les années 1880, en France ou en Allemagne, la protection du marché du travail, la défense de la patrie accentuèrent la surveillance des étrangers, suspects par nature.
Si l’anthropométrie judiciaire, à la suite des propositions de Bertillon, date de 1882, il faut attendre le XXe siècle pour que s’impose la carte nationale d’identité : 1924 en Italie, 1935 puis 1940 en France. Y échappent toujours les citoyens britanniques et américains ! Aujourd’hui la puissance des outils technologiques fait de cette longue histoire une sorte de joyeux bricolage. La victoire annoncée de Big Brother au nom de la sécurité nationale laissera-t-elle encore un peu de place à l’intime qui façonne chaque personne ? Pas sûr. Mais l’historien n’est ni un astrologue ni un tireur de cartes fussent-elles d’identité.
le 18 novembre 2016
Une chronique parue il y a 5 ans (!) et cependant d’une actualité grandissante, si on peut dire. Oui le passé, sur cette question, plus encore peut-être que sur d’autres, a un bel avenir! Merci Monsieur l’archevêque de nous permettre de nous la remettre en mémoire.