Que reste-t-il de la Sainte Russie ? Le chant d’un pope au milieu des ruines, à la fin d’une liturgie somptueuse et interminable ? Une tradition prisonnière du ritualisme, insensible au sort d’un peuple frère ?
En ces jours de guerre et de fureur, nous avons vu resurgir les vieilles tentations du pouvoir, les démons du nationalisme et de l’allégeance au Tsar en place. Incrédules, nous avons assisté au déchirement de l’Orthodoxie, entre Russes et Ukrainiens, appartenant au même patriarcat.
Vieille tentation en effet que celle du « phylétisme », qui fut condamné au synode de Constantinople de 1872.
Vieille tentation, qui identifie l’Orthodoxie à une ethnie et qui réapparaît aux moments les plus sombres de l’histoire, ainsi que nous le raconte Pietro Pisarra dans ce reportage d’il y a vingt-deux ans (Poutine était déjà au pouvoir). Un voyage qui commence en France, à Sainte-Geneviève-des-bois, dans l’Essonne, à côté de la Maison russe, dernière datcha de la cour impériale.
Que reste-t-il de la Sainte Russie, maintenant que la longue page du communisme est définitivement tournée ? Que reste-t-il de la Sainte Russie, celle des moines et des pèlerins, des liturgies solennelles et des processions d’icônes, après soixante-dix ans de persécution et dix ans de libéralisme sauvage, de corruption et de mafia ?
À Sainte-Geneviève-des-bois, la question peut sembler incongrue ou surréaliste. Entre les allées de ce cimetière, à l’ombre des cyprès et des bouleaux, elle taraude le visiteur à chaque pas, comme un refrain, une vieille mélodie, un air d’abord gai, puis de plus en plus triste. Voici la tombe de Tarkovsky, non loin de celle d’un colonel tsariste. Voici Nureev et Serge Lifar, les stars de la danse. Voici les représentants de la famille impériale et de la vieille noblesse : Romanov, Tolstoï, Trubezkoj, Andronikof… Voici les princes et princesses chassés par les bolcheviks, les officiers qui, en exil, pour survivre, ont été contraints de porter l’uniforme de chauffeur de taxi et le bleu de travail des ouvriers de Renault. Voici les philosophes et théologiens qui ont gardé le flambeau de la foi vivant : Berdiaev, Bulgakov, Evdokimov. Voici les nombreux anonymes, malades toute leur vie de la nostalgie et qui reposent maintenant dans un coin de terre qui ne rappelle que vaguement celui des origines, si ce n’est les bouleaux, les bulbes dorés de l’église voisine ou les croix de Saint-André toutes semblables.
Que reste-t-il de la Sainte Russie ? Un tas de gravats, le chant d’un pope au milieu des ruines, à la fin d’une somptueuse et très longue liturgie ? Une tradition momifiée conservée sous verre pendant tant d’années ? Le bruissement des soutanes dans les palais du pouvoir ? Les vieux compromis et les vieux démons ? Ou la foi vivante des martyrs et la fascination d’une spiritualité qui, dans les années les plus sombres, a su préserver l’essentiel, l’annonce du Christ ressuscité, même dans la misère et la souffrance des goulags ?
La dernière datcha de l’empire
À Sainte-Geneviève, au milieu des allées de cette Spoon River de l’exil, parmi les icônes et les caractères cyrilliques, on cherche en vain un indice, une piste, un lambeau de réponse, en interrogeant les visiteurs qui, comme le veut la tradition, viennent déposer un rouble sur la tombe de leurs proches. C’est dans ce village, à trente kilomètres de Paris, que les représentants de la famille impériale se sont réfugiés après la révolution d’octobre 1917. La princesse Vera Metschersky y a fondé une maison de repos pour les Russes blancs exilés : la Maison russe, dernière datcha de la cour de Nicolas II. Dès lors, Sainte-Geneviève devient le point de référence obligé de tous les exilés, déracinés et persécutés par le régime communiste : artistes, prêtres, espions qui ont changé de camps, dissidents traités comme des stars par les médias occidentaux et aussitôt oubliés, écrivains qui, après avoir vécu des décennies sur le sol français, s’obstinent à ne parler que le russe (comme Sinjavskij, qui vivait en reclus dans sa maison imprimerie de Fontenay-aux-Roses).
Ce qui reste de la Sainte Russie — vu de Sainte-Geneviève — c’est peut-être sa fidélité à la terre, à la steppe sans limites, au caractère sacré ou sacral d’une terre où, comme l’a souligné le théologien Pavel Evdokimov, « paysan » et « chrétien » sont une seule et même chose, le paysan ne pouvant être que chrétien. Mais ici, la nostalgie du passé est trop forte, et le présent est trop flou, trop mou. J’ai donc posé la question à Alexis Struve. « Que reste-t-il ? Beaucoup et peu, en même temps. Beaucoup, si vous vous référez à l’héritage des martyrs et des saints, aux trésors de la vie liturgique, préservés au cours de toutes ces années ; peu, si par “Sainte Russie” vous entendez une forme de culture, un ensemble de traditions, une spiritualité qui illumine chaque moment de la vie ».
Le christianisme ne fait que commencer
Âgé de 41 ans, marié et père de quatre enfants, A. Struve est le secrétaire de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale. Ordonné prêtre il y a quelques mois, il est le vicaire de Boris Bobrinskoy dans la paroisse de la crypte de la Sainte-Trinité à Paris. « Lorsque nous parlons de la Sainte Russie », poursuit le père Struve, « nous ne devons pas oublier ce que disait Alexandre Men, le prêtre orthodoxe assassiné en 1990, à savoir que le christianisme ne fait que commencer. Pour le dernier congrès de la Fraternité orthodoxe, nous avons précisément choisi ce thème ».
Voici le dernier paradoxe dans un pays qui se nourrit de paradoxes. En l’an 2000 de l’ère chrétienne, mille douze ans après la conversion de la Russie, le christianisme ne fait que commencer. Et toutes ces années d’histoire, de bruit et de fureur, de massacres et de tortures, mais aussi d’héroïsme et de sainteté, n’ont été qu’une grande praeparatio évangélique.
Le ciel sur la terre
Et pourtant, dans l’album d’images, dans le fil de l’histoire, une date s’impose comme point de départ : Kiev, 988. Vladimir embrasse la foi chrétienne. C’est le baptême de la Russie. Il existe un récit légendaire de cet événement, une chronique ancienne qui offre déjà une clé pour comprendre ce qui allait se passer. Selon la légende, avant de se convertir au christianisme et d’abolir la peine de mort par décret — chose inédite à l’époque — Vladimir a envoyé ses émissaires chercher la vraie foi parmi les musulmans, les juifs, les latins et les grecs. Et il a attendu le rapport. Les émissaires revinrent et firent part au prince du résultat de leurs investigations : « Nous ne savons pas si nous étions au ciel ou sur la terre, car sur la terre, une telle beauté n’existe pas. De la même manière, nous ne savons pas ce qu’est la vraie foi, mais nous savons que c’est là que Dieu a choisi d’habiter avec les hommes ». « Là », c’est-à-dire dans la basilique de Sainte-Sophie à Constantinople.
Nous ne savons pas si nous étions au ciel ou sur la terre, car sur la terre, une telle beauté n’existe pas. De la même manière, nous ne savons pas ce qu’est la vraie foi, mais nous savons que c’est là que Dieu a choisi d’habiter avec les hommes
Chronique de Kiev
L’héritage de Byzance
La beauté des rites et des icônes du christianisme oriental a été déterminante. « De Byzance », dit le théologien Olivier Clément, « la Russie a hérité des éléments essentiels de la spiritualité orthodoxe : la vie liturgique et la vie monastique, dans les deux dimensions complémentaires de l’amour communautaire et de la contemplation solitaire ».
Mais elle a aussi hérité des liturgies du pouvoir, des « byzantinismes » et des cruautés raffinées. Depuis lors, toute l’histoire de la Russie a été marquée par l’excès : excès de sainteté (si la sainteté peut être en « excès »), avec les « fols en Christ » et les moines transfigurés par la lumière de la foi, comme les starcy, les pères spirituels, dont parlent Dostoïevski et Leskov dans leurs romans ; excès de cruauté, hier dans les intrigues de la cour du Kremlin ou dans les pogroms et les massacres, aujourd’hui dans la guerre en Tchétchénie.
Evdokimov a peut-être raison lorsqu’il écrit que « le fameux maximalisme russe, le désir irrésistible de dépasser toutes les limites et de regarder dans l’abîme, n’est rien d’autre que la soif constante et inextinguible de l’absolu ». Même à Lénine et Staline, les pires ennemis du christianisme, on peut appliquer la maxime : « L’homme russe est avec Dieu ou contre Dieu, il n’est jamais sans Dieu ». Mais est-ce également vrai aujourd’hui ? En est-il de même dans la Russie de Poutine et des oligarques ?
Lilia Shevtovsa, politologue (elle a été l’une des collaboratrices de Gorbatchev), répond par la négative. « L’utilisation de la religion est un moyen pour nos dirigeants de compenser l’absence d’idéologie. Il n’y a pas de renouveau religieux en Russie. L’orthodoxie est l’ancre à laquelle les gens s’accrochent lorsqu’ils aspirent à un retour au passé tsariste ».
L’éternelle tentation
Le jugement du père Struve est différent : « Le XXe siècle a été pour l’Église orthodoxe un siècle de terribles souffrances, un siècle de martyre, au cours duquel l’Église a dû faire face à un totalitarisme inhumain. Il y a eu de nombreux compromis, mais aussi de nombreux épisodes de résistance. La foi n’est pas morte, elle s’est maintenue et s’est transmise, au prix de grandes persécutions, grâce au témoignage de tant d’hommes et de femmes qui ne se sont pas laissés plier par la machine totalitaire ».
Et le réveil, la renaissance tant attendue ? « Après la chute du communisme, beaucoup s’attendaient à un retour spectaculaire de la foi, à des conversions massives, à une nouvelle ferveur religieuse de la part de citoyens enfin libérés du conditionnement de la dictature. Mais le Père Men avait raison : “Le christianisme ne fait que commencer” ». « Dans cette phrase », rappelle A. Struve, « il y a un côté provocateur, mais il y a aussi une profonde vérité ». Si chaque chrétien est appelé à renouveler chaque jour les promesses du baptême, la même règle s’applique à l’Église dans son ensemble : chaque jour elle recommence ; sainte et pécheresse, chaque jour elle doit faire face à ses contradictions et à ses tentations. Elle doit faire face à la vieille tentation du nationalisme, de ce qu’on appelle le « phylétisme » (du grec phylé, tribu, groupe ethnique), c’est-à-dire le danger de s’identifier à la nation, une hérésie condamnée en 1872 par le Synode de Constantinople. Se sentant attaquée et menacée par l’invasion des sectes nord-américaines et le prosélytisme des autres dénominations chrétiennes, l’Église court le risque de se réfugier dans le traditionalisme et le ritualisme, oubliant — dit Alexis Struve — la Tradition vivante et vivifiante. Bref, l’Église risque de se refermer sur elle-même, tandis qu’un nouveau nihilisme émerge dans la société russe, le nihilisme de l’argent, de la drogue et d’une mafia chaque jour plus agressive.
Entre Dieu et le Tsar
En dix ans, la Russie a changé — et continue de changer — à une vitesse vertigineuse, comme si son destin se trouvait dans un état constant de convulsions ou au bord de l’abîme. Mais la nouveauté n’est peut-être qu’apparente.
Dans Les démons, Dostoïevski raconte cette scène : dans une taverne, l’existence de Dieu est vivement débattue lorsque, troublé par la profession d’athéisme de ses interlocuteurs, un officier s’exclame : « Si Dieu n’existe pas, suis-je encore capitaine ? ».
Comique et tragique à la fois, cette question a résonné, sous mille autres formes, à des moments cruciaux de l’histoire russe : dans les palais du pouvoir, parmi les coupoles dorées du Kremlin ou dans les débats des révolutionnaires.
Voilà l’éternelle tentation de la Sainte Russie : elle est dans la fascination ambiguë du nihilisme ou, au contraire, dans le rêve théocratique qui se transforme en absolutisme, dans la confusion entre Dieu et César, dans un Dieu considéré comme la source et la légitimation de tout pouvoir. Mais c’est là que réside aussi sa grandeur. La soi-disant « mentalité apocalyptique » des Russes n’a rien à voir avec la curiosité des nombreux scrutateurs d’horoscopes concernant la fin du monde ; il s’agit plutôt, comme le dit Evdokimov, « d’une manière d’être, orientée — même dans les détails de la vie quotidienne — vers l’ultime, d’une habitude innée d’aborder chaque problème à la lumière de la fin, du sens intégral de l’existence ».
Si Dieu n’existe pas, Poutine est-il toujours capitaine ?
Article publié dans le magazine italien Jesus, en l’an 2000 ; traduit en français par l’auteur.
Magnifique article qui aujourd’hui encore éclaire non seulement la sombre complexité de l’âme russe et donc de l’orthodoxie mais encore décrit les relations entre religion et pouvoir dans ce pays, encore aujourd’hui. J’ai été l’ami d’Olivier Clément , orthodoxe français qui a aidé le public chrétien français à approcher l’orthodoxie et qui en a défendu avec passion la profondeur et la dimension de transcendance , tout spécialement à travers la beauté; Alexis Struve, avant de devenir prêtre a accompagné l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture , dans son dynamisme oecuménique et sa lutte aux cotés des dissidents. Un immense merci cher Pietro.
Sur ce site, chaque jour nous apporte un éclairage nouveau sur cette tragédie qui nous bouleverse: 18 mars, Guy Aurenche: Guerre en Ukraine / 19 mars, Alain Cabantous: Complexités slaves / 20 mars, Pietro Pisarra: L’icône brisée. Merci à tous les trois.