« Depuis plusieurs années, pas un jour pas une nuit sans apprendre que des réfugiés, de tout âge, de toute condition, partis des côtes de Libye, de Tunisie ou de Turquie sont morts noyés, que certains corps ont échoué sur les plages du littoral italien ou grec le plus souvent […]. Certains éléments de ces histoires individuelles tragiques se retrouveraient dans le quotidien des gens du temps de la marine à voile. Pour eux aussi la mort en mer était terrible et redoutée ». La chronique d’Alain Cabantous du 19 novembre 2015.
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Pas un jour pas une nuit sans apprendre que des réfugiés, de tout âge, de toute condition, partis des côtes de Libye, de Tunisie ou de Turquie sont morts noyés, que certains corps ont échoué sur les plages du littoral italien ou grec le plus souvent. Fuyant sur ces rafiots d’infortune surchargés, beaucoup se trouvent abandonnés par les passeurs dès qu’ils ont atteint le large. Le plus souvent affrontant la mer pour la première fois sans aucune notion de navigation, ils vont à la rencontre de la mort aux portes d’une terre qu’ils pensaient accueillante. Certains seront happés par le fond pour disparaître à jamais, d’autres vomis par le flot jusqu’aux rivages deviendront des cadavres inconnus. Mourir en mer c’est donc ici subir une double tragédie : celle de la disparition sans traces, sans nom, silencieuse pour les familles en attente de nouvelles ; celle de l’impossible recueillement puisque la mer redevient vite cette étendue lisse. Et pourtant désormais elle s’apparente à un territoire maudit saturé de cadavres si bien que les pêcheurs de Lampedusa ou les touristes venus dans l’île hésitent désormais à le fréquenter.
Certains éléments de ces histoires individuelles tragiques se retrouveraient dans le quotidien des gens du temps de la marine à voile. Pour eux aussi la mort en mer (dont 45 % par maladie, 20 % par noyade, 10 % par combat, dans les équipages des flottes espagnoles au XVIIe siècle) était terrible et redoutée. En régime chrétien, catholique spécialement, il était impensable de ne pas se préparer au grand passage et de décéder sans sacrement. Or, la plupart du temps il n’y avait pas d’aumônier à bord pour administrer l’extrême-onction. Pire encore était la mort subite, suite à la chute d’un mât de trente mètres de haut ou au déferlement soudain d’une vague trop forte, puisqu’elle ne permettait aucune prière même rapide, aucun repentir même intérieur. Pour ces raisons, on pensait que les morts en mer n’étaient pas des morts comme les autres. Qui plus est, après une brève cérémonie religieuse présidée par le capitaine mais parfois sans aucune forme rituelle, la dépouille lestée était immergée et livrée à un espace tenu pour infernal peuplé de monstres et de créatures diaboliques. Un espace où des bêtes immondes déchiquetaient les cadavres, constituant les profondeurs océanes en incomplétude de la Création. Qu’en serait-il de la résurrection de ces corps telle qu’elle était alors expliquée et comprise ? C’est la raison pour laquelle on pensait que les âmes des morts en mer ne pouvaient connaître la paix et erraient des siècles sous forme d’oiseaux ou de revenants selon les cultures. C’est aussi pourquoi dans certains villages côtiers on ouvrait des tombes fraîches dans la nuit du 1er au 2 novembre afin d’offrir un lieu de repos aux pauvres disparus et que des confréries se chargeaient de recueillir les cadavres échoués pour tenter sinon de les identifier du moins de connaître leur confession avant de les enterrer.
N’est-ce pas ce que font aujourd’hui ici et là des associations pour retrouver une trace mémorielle de celles et ceux que la guerre ou la misère ont poussés sur des embarcations mortifères avant d’être engloutis à jamais ? Ainsi le maire de Palerme, devant ces corps échoués, fait déposer systématiquement une fleur blanche sur les cadavres tout en cherchant à connaître leur identité pour retenir un nom. Avec ce souci de fixer d’une manière ou d’une autre un signe-souvenir puisque la mer sans limites a anéanti l’histoire de chaque victime. Par contre, il est une différence fondamentale et quelque peu cynique entre hier et aujourd’hui. La plupart du temps, les bateaux de commerce ou de pêche qui partaient étaient en principe entretenus, aptes à prendre le large. Ils ne ressemblaient en rien à ces coques de noix minables ou à ces canots en kit que les réfugiés doivent assembler eux-mêmes. Regard plus humain de nos ancêtres sur le précieux de la vie ou nécessité mercantile d’avoir de bonnes embarcations afin que les cargaisons parfois de grande valeur arrivent à bon port ?
Quoi qu’il en soit, il est à craindre aujourd’hui cent fois, mille fois plus pour la vie de celles et ceux qui se précipitent encore pour embarquer dans quelque baie méditerranéenne afin de fuir la peur que pour les équipages de super-tankers et autres porte-conteneurs géants. Ils ne savent pas, ces malheureux, qu’en voulant échapper aux misères meurtrières de leurs pays en ruines, ils s’engouffrent, jour après nuit, dans le monde terrible des eaux qui ne pardonnent rien et qui effaceront jusqu’à leur identité que les sauveteurs impuissants s’acharnent quand même à rétablir.
Le 19 novembre 2015