« Avec Thérèse de Lisieux, Charles de Foucauld est l’un des deux phares du XXe siècle », disait le grand théologien Yves Congar. Et pourtant, contrairement à Thérèse de Lisieux, canonisée en 1925, dans le cas de celui que les gens du désert appelaient le « marabout chrétien », la reconnaissance officielle de l’Église a tardé. Peut-être parce que sa sainteté est trop peu conventionnelle, trop éloignée du sacré clinquant et de la fascination pour les miracles qui conquièrent les masses télévisuelles et trouvent des adeptes dans certaines franges du clergé. Peut-être parce que par sa vie, par sa fidélité radicale à l’Évangile, frère Charles échappe à tous les stéréotypes de la sainteté.
À la veille de sa canonisation, Pietro Pisarra parcourt ici les étapes de ce voyageur de l’absolu, dont le témoignage est toujours bien vivant.
Les dunes du Sahara, au coucher du soleil. Un homme frappe à la porte de Charles de Foucauld, l’ermite français qui, pour les gens du désert, est « le marabout chrétien » : un saint ou un excentrique qui vit en solitude depuis des années à Tamanrasset. L’homme est déjà venu, en d’autres occasions, pour apporter le courrier. Il s’appelle El Madani. Mais maintenant, il n’apporte aucune lettre, aucun message de France. Et il n’est pas seul. Avec lui, d’autres mercenaires musulmans, payés et manipulés par les Turcs et les Allemands pour entraver les desseins de la puissance coloniale française. Charles de Foucauld est fait prisonnier : dans quel but, on ne le sait pas. Il est forcé de s’agenouiller. Ses agresseurs attachent ses chevilles à ses poignets. Puis ils pillent le peu qu’il y a à piller, vident les armoires, piétinent les lettres et les documents. Tout s’emballe lorsque deux invités inattendus viennent rendre visite à Frère Charles. Un coup de fusil est tiré, peut-être accidentellement, par un garçon de quinze ans chargé de garder le prisonnier. Le marabout chrétien est blessé mortellement.
C’est le 1er décembre 1916. La guerre fait rage en Europe. Et les dunes du Sahara sont aussi tachées de sang. Même dans les sables du désert, les puissances coloniales mènent leur sale guerre.
C’est ainsi que le roman ou le film de Charles de Foucauld pourrait commencer : par la fin. Mais ce n’est ni un roman ni un film, même si les ingrédients d’un bon feuilleton sont tous là : paysages exotiques, caravanes dans le désert, fiers Touaregs et, avant tout cela, aventures galantes et festins.
Ce n’est ni un roman orientaliste ni un film, car la vie de Frère Charles est plus romanesque et aventureuse que n’importe quel film, un film — ou un roman — dans lequel, plus que les rebondissements, c’est la Grâce qui compte, le réalisateur invisible qui bouleverse tous les plans.
Histoire d’une conversion
Charles-Eugène, vicomte de Foucauld, naît à Strasbourg le 15 septembre 1858. Orphelin de père et de mère à l’âge de six ans, il est élevé par son grand-père maternel, le colonel de Morlet. Officier de carrière, explorateur doté d’une solide formation scientifique, libertin, il dilapide la fortune familiale en quelques années. Puis sa conversion, influencée par une cousine, Marie de Bondy, et par un prêtre qui sait sonder — avec intelligence spirituelle — les profondeurs du cœur, l’abbé Huvelin. C’est un véritable changement de cap, une nouvelle vie. Le point de départ est un matin d’octobre 1886, dans l’église Saint-Augustin, à Paris. Charles se tourne vers l’abbé Huvelin, lui demandant quelques leçons de catéchisme. Mais au lieu de mots prévisibles, et de formules éculées, il reçoit une leçon de vie et découvre le véritable contenu de la foi : Jésus-Christ, Dieu fait homme. Après s’être confessé, il s’approche de l’Eucharistie.
Dès lors, le jeune vicomte n’a plus qu’un seul désir : servir, comme un pauvre, Jésus pauvre, en se contentant de la dernière place.
La conversion est un renversement radical. La soif d’absolu qui avait animé ses activités mondaines est désormais au service du double et unique amour de Dieu et de l’homme.
Après un pèlerinage en Terre Sainte, au cours duquel s’éveille en lui le désir de la vie contemplative, il entre en 1890 au monastère trappiste de Notre-Dame des Neiges, dans les montagnes de l’Ardèche. À la fin de son noviciat, il est de retour au Levant, au monastère d’Akbès, en Syrie. Il y reste pendant six ans, assistant impuissant au génocide des Arméniens.
En 1897, après une brève période d’études théologiques à Rome, il quitte les trappistes et choisit de vivre en Terre Sainte, sur les traces de Jésus. À Nazareth, il travaille comme serviteur dans un couvent de clarisses, préférant à l’habit religieux une simple tenue d’ouvrier. Comme les moines qu’il a quittés, mais avec lesquels il restera toujours en contact, il alterne prière et travail. Nazareth devait être son école et la vie de Jésus, son modèle. C’est là qu’il cherche à s’isoler, suivant l’exemple de l’humble charpentier qui avait parcouru les mêmes chemins poussiéreux, homme parmi les hommes. C’est là qu’il rêve de fonder une congrégation ou une fraternité qui ressemblerait aux premières communautés chrétiennes : sans trop de formalités, sans les distinctions entre moines et frères convers encore en vigueur dans les monastères cisterciens, une fraternité qui vivrait du travail manuel et « dans laquelle tous seraient égaux et tous seraient appelés frères ». À Nazareth, il accomplit un autre noviciat à sa manière, consacrant la majeure partie de son temps à l’adoration eucharistique dans la chapelle des clarisses. « Il s’est laissé envahir, submerger par la grâce de la contemplation », écrit René Voillaume, qui, des années plus tard, suivra ses traces et sera parmi les premiers à réaliser le rêve de la nouvelle fraternité. « Il s’est laissé porter jusqu’aux profondeurs de l’humilité et de l’amour. Sa vie quotidienne porte, moment après moment, les marques d’une générosité héroïque ».
Se faire tout à tous
En mars 1900, un nouvel événement vient perturber ses plans : il apprend que le Mont des Béatitudes, aux mains des Turcs, est à vendre. Frère Charles rêvait de s’y installer comme prêtre-ermite, se conformant en tout point à son Jésus. Il communique son nouveau plan à l’abbé Huvelin, espérant que, grâce aux bons offices de ce dernier, il sera accepté par l’archevêque de Paris.
Il choisit la devise et le « logo » – dirions-nous aujourd’hui — qui l’accompagneront toute sa vie : « Jesus Caritas », un cœur surmonté de la croix. Pour se préparer à l’ordination, il retourne en France, à l’abbaye de Notre-Dame des Neiges. « Ma vocation », écrit-il, « est d’imiter Notre Seigneur aussi parfaitement que possible dans sa vie cachée à Nazareth. Le meilleur moyen d’y parvenir est-il de recevoir les ordres et de vivre comme un prêtre-ermite sur le sommet désert du mont des Béatitudes ? Là, je serai au milieu des difficultés de toutes sortes, portant vraiment la croix de Jésus et partageant sa pauvreté ».
Il est ordonné prêtre le 9 juin 1901. Mais l’idée du Mont des Béatitudes était déjà tombée à l’eau : Frère Charles avait été trompé par un escroc qui n’avait aucun titre de vente. Il choisit donc de retourner en Afrique saharienne, à Beni-Abbes, à la frontière entre l’Algérie et le Maroc, dans les régions qu’il avait explorées des années auparavant sous une fausse identité (il se présentait comme un rabbin d’origine russe fuyant les dernières persécutions…).
A Beni-Abbès puis dans le désert du Hoggar, à Tamanrasset, où vivent les Touaregs, les « hommes bleus », il n’abandonne pas le rêve d’une nouvelle fraternité. Mais les choses se passent différemment. Il vit dans la solitude, accueillant les pauvres qui frappent à sa porte et se liant d’amitié avec les Touaregs et leur chef, Moussa.
Il n’avait aucun désir de faire du prosélytisme, mais, anticipant de plus d’un demi-siècle les intuitions du Concile, il écrivait dans une lettre de 1908 : « Prêcher Jésus au touareg : je ne crois pas que Jésus le veuille ni de moi, ni de personne. Ce serait le moyen de retarder, non d’avancer leur conversion. Cela les mettrait en défiance, les éloignerait, loin de les rapprocher. Il faut y aller très prudemment, doucement, les connaître, nous faire d’eux des amis, et puis après, petit à petit on pourra aller plus loin avec quelques âmes privilégiées qui seront venus et auront vu plus que les autres, et qui, elles, attireront les autres ». Frère Charles a choisi le dialogue, l’amitié, le partage : Dieu trouvera le moyen de parler aux cœurs.
Dans une page de son journal, il note :
Me faire tout à tous : rire avec ceux qui rient, pleurer avec ceux qui pleurent pour les amener tous à Jésus. Me mettre… à la portée de tous, pour les attirer tous à Jésus .
Charles de Foucauld
En juin 1916, alors que les effets de la guerre se font également sentir en Afrique saharienne et que les tensions coloniales sont à leur comble, il se réfugie dans un fort construit par les Français à Tamanrasset. C’est là qu’il a été surpris par ses agresseurs.
La sainteté du quotidien
Jusqu’ici les données biographiques, les étapes d’une vie romanesque (Charles de Foucauld est un personnage de fiction pour de vrai dans le livre de Maurizio Maggiani, Il viaggiatore notturno, Feltrinelli, 2005). Mais qui dira toute la richesse et la fascination d’une aventure intérieure parmi les plus fécondes et les moins voyantes ? D’une suite de Dieu qui devient compagnonnage, fraternité avec chaque homme, en commençant par le dernier, le paria, l’exclu ?
« Avec Thérèse de Lisieux, Charles de Foucauld est l’un des deux phares du XXe siècle », a écrit le grand théologien Yves Congar. Et pourtant, contrairement à Thérèse de Lisieux, canonisée en 1925, la reconnaissance officielle de l’Église a tardé. Peut-être parce que sa sainteté est trop peu conventionnelle, trop éloignée du sacré clinquant et de la fascination pour les miracles qui conquièrent les masses télévisuelles et trouvent des adeptes dans certaines franges du clergé. Peut-être parce que par sa vie, par sa fidélité radicale à l’Évangile, Frère Charles échappe aux stéréotypes de la sainteté.
Charles de Foucauld était le frère universel, l’homme du dialogue avec l’Islam quand le mot « dialogue » était tabou, un chrétien qui n’avait pas confiance dans les pouvoirs de ce monde, mais dans la puissance de l’Évangile, un témoin de l’abandon confiant à la providence divine, comme il l’a écrit dans sa plus célèbre prière :
Mon Père, je m’abandonne à toi,
Charles de foucauld
fais de moi ce qu’il te plaira.
Quoi que tu fasses de moi, je te remercie.
Je suis prêt à tout, j’accepte tout.
Pourvu que ta volonté se fasse en moi,
en toutes tes créatures, je ne désire rien d’autre, mon Dieu.
Je remets mon âme entre tes mains.
Je te la donne, mon Dieu, avec tout l’amour de mon cœur,
parce que je t’aime, et que ce m’est un besoin d’amour
de me donner, de me remettre entre tes mains, sans mesure,
avec une infinie confiance, car tu es mon Père.
C’était un voyageur de l’absolu, un pèlerin à qui Maurizio Maggiani, dans son roman, attribue ces mots : « Ne pas céder à la tentation de s’arrêter est ce qui donne un sens au voyage, ce qui le rend vraiment valable et vraiment beau. Aux yeux de Dieu, aux yeux de l’univers, aux yeux de ceux que vous rencontrez sur votre chemin ».
Un voyageur de l’absolu qui a entraîné derrière lui d’autres excentriques, d’autres pèlerins, des fous du Christ, René Voillaume, Louis Massignon, la petite sœur Magdeleine, Carlo Carretto, Arturo Paoli… des dunes du Sahara au monde entier.
Merci Pietro pour ce bel hommage signifiant et didactique à notre frère Charles. 🌹🍀🌹
Merci pietro ,tu viens de me faire boire du petit lait en remuant les souvenirs de nos marches dans le hoggar et vers l’assekrem car nous avons eu cette chance Denise et moi avec des amis.
Je ne résiste pas à l’envie de citer notre frère Charles :
”il faut passer par le désert et y séjourner pour recevoir la Grâce de Dieu ; c’est là qu’on se vide, qu’on chasse de soi tout ce qui n’est pas Dieu et qu’on vide complètement cette petite maison de notre âme pour laisser toute la place à Dieu seul…”
Il résume bien notre joie en posant nos pas dans le silence du désert de sable.
Bernard Sadier
Cher Pietro, relire à travers tes mots à toi, la vie de Charles de Foucauld a été une grande émotion et un immense plaisir. Tu as ajouté et mis en valeur sa prière d’abandon que je dis chaque jour et ce souhait qu’il a incarné totalement dans sa vie : “Se mettre à la portée de tous”. Un grand merci… Jacqueline Casaubon
Merci Pietro. tu nous fais le récit de la vie de frère Charles de telle sorte que c’est comme si nous l’entendions pour la première fois. Aussitôt plusieurs d’entre nous en sont touchés. Il fait écho aussi au bel hommage que François a fait dimanche, à Rome, de la sainteté et de l’amour au quotidien.