« J’ai vécu dans un village québécois plus de six mois par an pendant vingt-deux ans (mon mari, Alain, est décédé six ans avant mon départ définitif). Plusieurs d’entre vous m’ont demandé de rédiger un texte sur les autochtones. Je n’ai souhaité évoquer que ceux que je connais pour les avoir côtoyés tout au long de ces années. Ce texte ne concerne donc que les Attikamekw, une des onze premières nations du Québec et plus particulièrement, ceux de la réserve de Manawan puisque notre communauté de communes comprenait deux villages Blancs et la réserve. Ce texte est personnel et ne reflète que mon avis ».
De Joëlle Chabert
Mon voisin les nomme “les visages foncés“ et son épouse “les emplumés“. Une amie quinquagénaire m’expliquait qu’à l’école, les professeurs lui recommandaient de ne pas fréquenter les Sauvages, réputés dangereux. Le mot “indien“, encore inscrit dans des textes officiels, n’est plus guère employé, parfois remplacé par “amérindien“. Désormais on parle des autochtones, par opposition aux allochtones, les autres Canadiens ou, de préférence, des “Premières Nations“.
En Haute Matawinie, jusque dans les années 1970, on les surnommait “ têtes de boule“ appellation, nébuleuse et péjorative dont ils ont été affublés pendant plus de deux cents ans. Pourtant, dès 1636, les jésuites avaient fait mention de la nation Atikamègue c’est-à-dire “mangeurs de poisson blanc“, le corégone, abondant dans les rivières et les lacs des alentours. Ce sont les Atikamekw “Nehirowisiw“ (l’être autochtone).
Le chemin qui marche
Ma première rencontre avec une femme Atikamekw a eu lieu à la buanderie de St-Michel des Saints. Comme moi, elle avait vidé son linge sale dans une machine. Comme moi, elle n’avait plus qu’à attendre le déroulement du cycle. Assises sur le banc de bois réservé à la clientèle, nous regardions tourner les tambours. C’est elle qui a ouvert la conversation : « la route est dangereuse, les trucs se tassent pas ! » Encore nouvelle dans la région, il m’a fallu quelques minutes pour comprendre qu’elle venait de Manawan, la réserve, à 80 km d’une route de gravelle que je n’avais alors jamais empruntée et dont j’entends dire, depuis 22 ans, qu’elle va être asphaltée ! C’est un chemin fréquenté par les énormes camions (trucks) des entreprises forestières qui transportent les billots jusqu’au moulin à papier : trois à quatre troncs en longueur sur une hauteur de quinze mètres ou plus et toute la largeur du camion. Ils roulent en plein milieu car les tonnes de leur chargement les entraîneraient irrémédiablement dans le fossé s’ils longeaient le bord inégal de la route. Et, lorsque celle-ci se rétrécit à une voie pour passer une rivière, ils ont la priorité absolue tant il leur est difficile de freiner. L’itinéraire est d’ailleurs égrené de croix fleuries, souvenirs de chauffeurs tués. Les Atikamekw qui, autrefois, venaient par « le chemin qui marche », la rivière, n’ont que cette route à leur disposition.
Un mini village autochtone
Quelques mois plus tard, nous marchions sur les sentiers de l’auberge du lac Taureau. Dans une clairière, la direction aménageait un mini village autochtone pour les touristes qui profiteraient ainsi de soirées traditionnelles avec souper, banique (pain), thé du Labrador, danses, légendes et mythes. Une initiation à la vie des Atikamekw. Trois Atikamekw et un blanc construisaient une “maison longue“. C’est un bâtiment tout en longueur dont l’armature de bois est recouverte d’écorces de bouleaux. À l’intérieur, cinq parties semblables sont alignées, chacune comprenant l’emplacement du feu au centre et, de part et d’autre, trois couchettes de bois superposées recouvertes de fourrures. Nous avons longuement discuté avec eux de leur difficile passage du nomadisme à la sédentarité dont les aînés souffrent encore. Quelques semaines plus tard, deux tipis en écorces de bouleaux ont été dressés face au lac, complétant le site. Face à ce décor destiné aux touristes, nous avons décidé de nous rendre à la réserve de Manawan. Tourmentés par l’état de la route dont un passage est surnommé “le pas de la mort“, nous nous sommes laissés conduire par des voisins. Tels des voyeurs, nous avons baguenaudé dans les rues, acheté des chips à l’épicerie. Nos voisins ne cessaient de critiquer tout ce qu’ils nous montraient : les gazons pas entretenus, les vitres cassées, les chiens errants etc. Agacés et gênés, nous ne souhaitions plus que déguerpir.
La spiritualité d’un peuple
L’année suivante, un nouveau prêtre est arrivé : Yves. L’évêque de Joliette (notre diocèse) le nommait curé des deux villages Blancs,
St-Zénon et St-Michel des Saints et responsable de la mission de Manawan. Yves, aidé par une religieuse, Élaine, résidente permanente à Manawan, prenait ainsi la relève des Oblats de Marie Immaculée, chargés de la mission depuis 1840, à propos desquels il y a beaucoup à dire (voir plus loin). Yves avoue : « je rencontrais les Atikamekw à l’épicerie, à la banque mais j’éprouvais envers eux les mêmes préjugés que tous les Blancs : les autochtones bénéficient d’aides gouvernementales et sont alcooliques. Aujourd’hui, mon estomac se tord toujours de peur de gaffer tant j’ai encore à découvrir leur culture ancestrale. De peur aussi de choquer les plus anciens à qui on a transmis un christianisme austère basé sur la peur. Je suis comme un enfant auquel un aîné transmet la spiritualité de son peuple. »
C’est avec Yves que nous avons commencé à mieux connaître les Atikamekw. Nous avons d’abord participé à la messe dominicale à Manawan, devenant ainsi davantage frère et sœur qu’observateurs, nous faisant expliquer les gravures de la chapelle entièrement recouverte d’écorces de bouleaux, partageant les longues jasettes sur le parvis. Travailler l’écorce de bouleau pour en faire aussi bien des paniers que des tipis ou des canots, est la spécialité des Atikamekw.
J’ai ensuite exercé mon métier, interviewé un linguiste, Marc Dubé, traducteur de textes français en atikamek pour préserver sa langue et la transmettre aux plus jeunes. Il m’a raconté la légende de WisakeTchakw, le très haut Esprit, précisant :
« Depuis toujours, nous croyons en un seul Dieu qui a mis en place,
des étoiles aux humains, tous les éléments de l’univers dont les relations harmonieuses permettent au monde de fonctionner.
Son esprit plane au-dessus des eaux sous la forme d’un aigle.
Alors, quand les missionnaires sont venus, on a embarqué dans le christianisme avec respect car il ressemble à notre spiritualité.
L’Esprit et Kice Manito, le Dieu créateur, étaient là avant la mission.
Le christianisme a apporté Jésus Christ.
Mais je me demande pourquoi Jésus n’a pas dit à son monde
qu’il y avait des gens de ce bord-ci. »
J’ai assisté à la préparation des jeunes Atikamekw à leur confirmation en compagnie d’Yves et Élaine : « Observez les outardes [1]bernaches du Canadamigrer. Elles adoptent une formation en V car le battement des ailes de chacune soulève l’air et facilite le vol de la suivante. Fatiguée, l’outarde de tête rentre dans le rang et une autre la relaie. Toutes chantent pour se donner du courage. Si une outarde malade se pose, deux autres l’accompagnent. Vous entreprenez aussi un voyage ensemble. Comme les outardes, encouragez-vous, prenez la relève de ceux qui se fatiguent, comptez les uns sur les autres. »
La fête de la réserve
Depuis, nous n’avons raté aucun pow wow à Manawan.
Le pow wow, fête de la réserve, ce sont trois jours de chants, de danses et de retrouvailles entrecoupés de moments de spiritualité. Manawan, St-Zénon et St-Michel des Saints sont regroupés en MRC, la municipalité régionale de canton de Haute Matawinie. Les habitants des deux villages Blancs sont donc invités au pow wow comme les habitants de Manawan sont conviés aux fêtes des villages Blancs. Outre ces Blancs, le pow wow regroupe les Atikamekw des deux autres communautés : Wemotaci et Obedjiwan et des autochtones de nations proches : Wendat (autrefois nommés Hurons), Anischinabeg (Algonquins), Wobanaki (Abénakis), Cree (Cris), parfois des Kanienkehaka (Mohawk). La première fois, encore effrayés par la route forestière, nous nous sommes intégrés au voyagement organisé par St-Michel des Saints en bus scolaire. Les questions posées à l’organisateur nous ont surpris : peut-on se promener dans le village sans danger ou doit-on rester groupés pour plus de sûreté ? Peut-on manger leur cuisine ou est-il préférable d’apporter son pique-nique ? Comprennent-ils le français ? Les villageois avaient l’impression de partir chez les sauvages, toutefois, leur curiosité l’emportait sur leur appréhension. Un peu écœurés quand même,
nous nous sommes ensuite toujours rendus à Manawan avec notre propre voiture et j’ai continué après le décès d’Alain.
Pendant le pow wow, la grande majorité des autochtones, des bébés aux aînés, revêtent leur “regalia“, des habits de fête, façon d’honorer les traditions. Les femmes travaillent trois à quatre mois à coudre des clochettes sur leur robe – en disant une prière par clochette – qui tinteront au moindre mouvement. Elles brodent les tissus de perles, de piquants de porc-épic, de plumes, de poils, de petits os d’orignaux.
Il y a des instants drôles, des concours et des temps très “forts“ de spiritualité. Même les enfants rieurs et indisciplinés se tiennent debout en silence au moment de la “grande entrée“ des groupes sur le cercle de danse : représentants des jeunes, des aînés, du conseil de bande, l’assemblée des élus, puis du chef. Chacun porte son drapeau et le plante au centre du cercle y compris le drapeau du Canada autochtone sur lequel une plume d’aigle repose sur la feuille d’érable. Lorsqu’une plume d’aigle tombe d’un habit ou d’une coiffe au sol, nul ne la ramasse avant une prière de toute l’assemblée, debout tête nue. Mais vers midi, tout le monde se presse vers les stands où l’on se rassasie de beignets de doré (sandre) et de banique (pain) aux bleuets.
La cérémonie des premiers pas : un moment sacré
Photo J. Chabert
Arrivant tôt, nous avons assisté à la présentation des nouveau-nés de l’année aux kukums, les grands-mères, qui représentent la communauté, en présence du chaman. Les bébés portent un habit souvent brodé de cercles et des petits mocassins. Ils arrivent endormis dans leur tikinakan, le porte-bébé accroché au dos des mamans. On les réveille et ils passent de bras en bras. Les parents apportent des fruits, du tabac, de la banique, des muffins et tout est partagé entre les participants. C’est un moment sacré et l’un des éléments importants du mouvement de réappropriation culturelle.
Photo J. Chabert
La cérémonie des premiers pas, Orowitahawsowin, se déroule très tôt le matin, dans un tipi dont la porte est orientée vers l’est pour le lever du soleil. Avant l’âge d’un an, l’enfant fait son apprentissage dans sa famille élargie. À un an, il est mis en contact avec la communauté d’où lui viendra son éducation. Au moment de célébrer les premiers pas, chaque membre de la communauté s’engage donc à être un exemple pour l’enfant. La célébration se déroule en langue atikamek devant les aînés. Chaque enfant, en habit traditionnel, est accompagné de son parrain et de sa marraine qui devront veiller toute leur vie à son bien-être. II s’avance sur un chemin jonché de branches de sapin jusqu’au tipi et distribue des biscuits. Si c’est un garçon, on lui offre une gibecière, un petit arbre décoré de rubans, une hache ainsi qu’un petit sac rempli de bonbons. S’il s’agit d’une fille, elle reçoit un tikinakan, qui symbolise le fait qu’elle pourra donner la vie, une hache et des bonbons. La cérémonie transmet le respect du territoire et des aînés, la valeur de l’entraide et de l’esprit communautaire.
De plus en plus prisées par les jeunes parents, ces cérémonies ont aussi une réponse à la colonisation, aux disparitions d’enfants et aux pensionnats.
Des dégâts irréparables sur les autochtones
Car à Manawan, comme dans d’autres communautés, les Blancs et particulièrement l’Église catholique, ont commis de terribles et irréparables dégâts. Une année, au début du pow wow, des femmes ont défilé en portant un grand patchwork, un assemblage de carrés de tissus dont chacun portait le nom d’un enfant disparu. Disparu ? Une des mamans éplorées m’a expliqué que, lors de son accouchement, la religieuse sage-femme lui avait annoncé la mort du bébé. En réalité le bébé était bien vivant. Il a été adopté par une famille de Blancs, bons catholiques pour en faire un « vrai canadien. » Ces enlèvements se sont multipliés et il est quasi impossible de retrouver ces disparus.
C’est le premier ministre canadien John A. Macdonald (1867-1873 puis 1878-1891) qui a mis en place le système des pensionnats pour les autochtones. Leur but était d’éduquer les jeunes autochtones, de les convertir au christianisme et de les assimiler à la société canadienne. Pour cela, écrivait Macdonald en 1883 : « Les enfants indiens devraient être retirés le plus possible de l’influence de leurs parents, et la manière d’y arriver est de les placer dans des écoles où ils vont acquérir les habitudes et les pratiques des Blancs ». Autrement dit, ces écoles subventionnées par le gouvernement et dirigées par les Églises devaient couper tout lien entre les jeunes autochtones et leur culture, et “tuer l’indien dans l’indien“.
Au Québec, les pensionnats francophones étaient sous l’autorité des Oblats. Créée en France il y a 200 ans, la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée envoie ses premiers missionnaires au Canada en 1841. Ils sont arrivés chez les Atikamekw en 1844. La congrégation considère que l’Église lui a donné la mission d’évangéliser le Canada donc de christianiser les Premières Nations, en commençant par les enfants, qu’il fallait assimiler aux Blancs.
Plus de 150.000 enfants ont été arrachés à leur famille (les parents en désaccord risquaient la prison), envoyés dans 139 pensionnats sur le territoire canadien. Au moins 4.500 y sont morts de maladie ou de malnutrition. Le dernier pensionnat, celui de Kivalliq Hall, à Rankin Inlet, au Nunavut a fermé ses portes en 1997.
Les enfants Atikamekw, dès 6 ans, ont été envoyés à Pointe Bleue et quelques-uns à St-Marc de Figuery. Il leur était interdit de parler leur langue. Ils ont été forcés d’apprendre le français, d’adopter le christianisme et de se plier aux coutumes de la majorité blanche du pays. On leur a coupé les cheveux, ce qui pour eux était un signe de deuil. Filles et garçons donc frères et sœurs ont été séparés. Ils ont subi des sévices physiques, psychologiques et sexuels. Marcel Pititkwe de Wemotaci en témoigne : « Des coups de straps (courroies), aux fausses noyades dans le lac jusqu’à ce qu’on ait de la misère à respirer, aux agressions sexuelles en passant par la nutrition simpliste. » Comme beaucoup d’autres il a sombré dans la dépendance à l’alcool et aux drogues, se taisant pendant des années avant de pouvoir crever l’abcès. À Manawan, beaucoup se sont suicidés, n’étant plus adaptés ni à la vie autochtone, ni à la vie des Blancs, ne pouvant se réconcilier ni avec eux-mêmes qui avaient abandonné la culture de leurs ancêtres, ni avec leurs parents qui les ont laissés partir et que leurs maîtres qualifiaient de sauvages, ni avec leurs enfants auxquels ils ont transmis la violence sans même pouvoir leur raconter leur histoire. Et le contre-coup continue de peser sur les générations suivantes. Un pompier de Manawan chargé de décrocher les personnes qui se sont pendues, me confiait qu’il pleurait à chaque fois connaissant la cause de leur désespoir mais ne voulant la révéler à leur place. Ce n’est qu’à la découverte des tombes autour des pensionnats que les langues ont commencé à se délier.
Un génocide selon le pape François
Après les excuses du gouvernement et des évêques du Canada sont venues celles du pape François l’été 2022. Les autochtones ont d’abord été méfiants lors de sa visite. Ils craignaient « le grand cirque de l’Église catholique, les messes solennelles et tout le tralala » qui auraient occulté le vrai but de la rencontre : dire, être écoutés compris et respectés. Ceci en particulier à Ste-Anne de Beaupré, lieu de pèlerinages autochtones depuis plus de 300 ans. Son titre de grand-mère de Jésus, fait de sainte Anne le pilier des familles puisque, dans la vision autochtone du monde, les grands-pères et les grands-mères ont une fonction de protection. Les missionnaires s’en sont d’ailleurs servi pour convertir les premières nations au catholicisme. Il y avait donc une crainte que toute l’histoire et les espoirs disparaissent derrière un grand show vaticanesque. Les autochtones souhaitaient que ce soit l’Église elle-même dans sa façon de fonctionner, qui soit mise en accusation, pas uniquement des prêtres et des religieuses fautifs. Ils ont donc d’abord été déçus.
Mais après une dernière rencontre avec les Inuits, le pape, dans l’avion qui le ramenait à Rome, a prononcé le mot génocide. Alors, les nerfs se sont vraiment détendus. « Ses excuses étaient sincères, je les accepte, lance Marcel Pititkwe, elles vont nous aider. Ce n’est pas le pape lui-même qui nous a abusés, ce n’est pas toute l’Église catholique qui m’a abusé. Moi, ce sont deux frères et deux prêtres. J’étais très en colère envers l’Église catholique, mais j’ai beaucoup travaillé sur moi. Aujourd’hui, je suis en paix avec ça. C’est ce que je souhaite aux autres personnes qui sont dans leur victimisation. Il faut sortir de la victimisation. Il faut miser sur la réconciliation avec nous-mêmes, entre nous, avec les allochtones et les congrégations religieuses. »
Mais, dans les communautés, le sujet divise encore. Le passage du pape et ses excuses ont apporté du soulagement pour certains mais ont rouvert une plaie pour les victimes des pensionnats qui n’ont jamais “travaillé“ là-dessus et se sont tus. Beaucoup sont encore en colère. D’autant que ce n’est pas tout.
Des prêtres abuseurs
Outre les pensionnats, Manawan est l’une des communautés les plus touchées par les mains baladeuses de missionnaires Oblats. Il s’agit de la première réserve à avoir été créée par le gouvernement fédéral chez les Atikamekw. Des prêtres y étaient envoyés pour découvrir la culture et apprendre la langue avant de partir en mission dans des communautés encore plus éloignées. Quatre générations d’habitants de Manawan ont subi les assauts sexuels des Oblats. Par exemple, le père E M, en mission dans la communauté de 1938 à 1953, était exhibitionniste, affirment des aînés. Antoine, l’une de ses victimes, aujourd’hui octogénaire, se rappelle d’une scène au presbytère lorsqu’il avait 5 ans : « Le prêtre était en train de se bercer. Il était complètement nu. Il s’est levé et il est venu directement vers moi. Il m’a retenu par les épaules, j’essayais de me débattre. Il m’a juste piqué avec son pénis. » En 1953, ce prêtre est remplacé par J-M H, qui avait une pratique peu orthodoxe : il enduisait le ventre, les seins et les parties génitales des femmes enceintes d’huile sainte. « Le curé m’a fait des croix sur les seins, des croix un peu partout sur le ventre. Des croix sur les parties génitales. Il m’a touché partout. Le curé posait ces gestes pour enlever le diable de l’enfant qui allait naître. » Pour chasser ce prêtre de la communauté, le chef de Manawan a demandé l’aide de Max Gros-Louis, alors leader de l’Association des Indiens du Québec. Ébranlé, Max Gros-Louis s’est rendu chez l’archevêque et a menacé de raconter l’histoire aux journaux. Pour régler le problème, en 1970, les autorités religieuses ont déplacé le curé J-M H à Pessamit, une communauté innue de la Côte-Nord. Son successeur, toujours Oblat, C C, ex-directeur du pensionnat autochtone de Pointe-Bleue, reste en poste à Manawan jusqu’en 1996, agressant notamment ses servants de messe.
Les autochtones ont longtemps été tenus dans le silence par les aînés qui craignaient Dieu comme par les représailles du missionnaire qui détenait énormément de pouvoirs. Certains ont osé se plaindre directement à la congrégation des Oblats, d’autres à l’Archevêché. Chaque fois, les autorités religieuses ont fait la sourde oreille. Les rares procès montrent que les abuseurs ont pu profiter de l’aide de leur congrégation pour camoufler leurs crimes. Une action collective contre les missionnaires oblats a été déposée. Ce recours collectif vise tous ceux qui auraient été agressés sexuellement entre 1950 et 2018 par “tout religieux, membre ou employé de la congrégation des Missionnaires oblats de Marie-Immaculée“.
La Commission de vérité et réconciliation du Canada mise sur pied pour reconnaître les séquelles liées aux pensionnats autochtones a, elle aussi, gardé confidentiel le nom des abuseurs. Et moi, j’ai vu pleurer des hommes de plus de 80 ans qui n’avaient jamais rien dit.
Un apprivoisement réciproque
De pow wow en pow wow, de rencontres en rencontres, d’années en années, nous avons mieux connu et mieux compris nos voisins Atikamekw. L’apprivoisement est long car ces gens craignent un trop grand rapprochement : si de jeunes Atikamelw tombent amoureux de jeunes Blancs ou vice versa, la nation peut disparaître en quelques générations. L’amour, les unions “mixtes“ pourraient aboutir à cette assimilation tant redoutée, tant repoussée.
La réconciliation avance… lentement. Il y a deux ans, Joyce Echaquan, une Atikamekw, est morte dans des circonstances nébuleuses à l’hôpital de Joliette après avoir subi des injures racistes de la part de membres du personnel soignant. La diffusion d’une vidéo dans laquelle on entendait la jeune femme se faire insulter avant de décéder, a soulevé l’indignation. La commission d’enquête sur sa mort s’est terminée après quatre semaines d’audiences publiques « Joyce, sache que mon rapport ne sera pas complaisant, mais honnête. J’espère qu’il sera la fondation d’un pacte social qui nous amènera à dire : plus jamais ! » a déclaré la coroner Géhane Kamel président de cette commission.
Au printemps 2022, les Atikamekw ont fermé la route de Manawan trois mois suite à une coupe d’arbres sur leur territoire, en partie sur une érablière. L’exploitant n’avait pas songé à leur demander l’autorisation. « Quand un ingénieur regarde ici, il va voir les mètres cubes de bois, le profit, les montants à gagner, tandis qu’un “Indien” va voir la vie qui est dedans ! », explique Mario Dubé, gardien de territoire de Manawan, n’exprimant que le ras le bol de sa nation.
Un équilibre bouleversé pour les territoires
C’est que les Atikamekw reviennent de loin et ne sont pas encore totalement remis de l’aventure vécue par leurs ancêtres : une grande partie de leur territoire “Nitaskinan“ (notre terre en Atikamek) a été noyée en 1918. La construction du barrage destiné à régulariser le flux de la Loutre pour les usines hydroélectriques et les papeteries situées en aval, a créé le réservoir Gouin, un immense lac où nous sommes allés en voyage de pêche au doré. C’est là que se trouvait leur lieu de rassemblement, le site de Tapiskwanik. Des rivières ont été englouties ou interrompues, qui servaient de canot-route pour les rabaskas, canots gros porteurs. Tout un équilibre a été bouleversé, balayé. De vastes zones de chasse ont disparu sous les eaux. Puis les compagnies forestières se sont attaquées au bois. L’industrie forestière a d’abord été acceptée car elle apportait d’appréciables revenus aux ancestrales activités de piégeage, chasse et pêche. Mais elle a pris des proportions insoupçonnées avec les coupes à blanc, l’“erreur boréale“ que certains appellent l’“horreur boréale“, exécutées par de gigantesques machines d’une efficacité incomparable à celle des bûcherons.
En moins de vingt ans, le système traditionnel a chaviré. Le nehirowisiw, la fusion de l’humain avec son milieu de vie, a été bouleversé. Le rapport spirituel avec le gibier, la capacité de survie en situation d’isolement l’hiver ou pendant de longues périodes, tout ce qui rend les humains adaptés à leur milieu, en cohérence avec ce qui les entoure a été chamboulé. Les familles Atikamekw devinrent de moins en moins nomades. Des maisons de bois équarri s’éparpillèrent face au lac Metapeckeka. On construisit une chapelle, abattue par un ouragan, puis une église. La réserve de Manawan était née. Voilà ce qui explique les revendications concernant le territoire et l’extrême sensibilité des premières nations sur ce point. En 2014, le grand chef de la Nation Atikamekw, Constant Awashish, a déclaré que des négociations territoriales en cours depuis 35 ans avec les gouvernements n’ont rien donné : « Les gens voient ce qui se passe sur leur territoire. Les ressources naturelles sont exploitées malgré les négociations territoriales en cours, depuis tant d’années. Nous n’en retirons rien en bout de ligne, alors que les autres s’enrichissent. » Le 8 septembre 2014, le Conseil de la Nation Atikamekw a unilatéralement déclaré sa souveraineté sur le Nitaskinan couvrant une superficie de 80 000 km2.
Chaque année, la marche Motetan Mamo, de nation à nation, rassemble Blancs et Atikamekw pour relier Joliette à Manawan (200 km). Créée pour sensibiliser la population aux difficultés d’accès aux services de santé, elle symbolise le difficile parcours des malades, leur courage et leur ténacité.
Pas à pas, elle dénoue aussi les méfiances entre allochtones et autochtones.
L’acquisition de la citoyenneté canadienne
Quand un autochtone est malade et quitte Manawan pour recevoir des soins continus, par exemple une dialyse, les foyers n’étant pas assez nombreux, il doit louer un logement près de l’hôpital (Joliette le plus souvent ou Trois Rivières). Il reçoit alors une lettre officielle lui apprenant qu’il est désormais “émancipé“ en vertu de la vieille “loi sur les Indiens“ puisqu’il vit hors réserve. Santé Canada lui retire alors toute contribution à l’hébergement au transport, à tous les frais attribués en vertu de cette même loi. Cette “loi sur les Indiens“ date de 1876. Au départ le statut d’“indien“ était temporaire puisque l’objectif était l’intégration et l’assimilation complète des autochtones à la société canadienne. Jusqu’à tout récemment, le cœur de la loi était la notion d’émancipation. La demande d’émancipation était la voie pour acquérir tous les attributs de la citoyenneté canadienne.
Jusqu’en 1985, les membres des premières nations pouvaient choisir entre deux options :
- Vivre en réserve et rester “ indien“ mais être considéré comme mineur donc recevoir aide et protection. Les réserves, plan de sédentarisation obligatoire, sont inaliénables. Leur territoire ne peut être ni cédé ni vendu. Plusieurs gouvernements ont pourtant accordé des privilèges d’exploitation ou d’occupation par exemple en foresterie. Les autochtones ne sont donc propriétaires ni de leur maison ni du terrain sur lequel elle est bâtie. Les allochtones, ignorants de cette loi y voient un statut conférant de multiples privilèges qui exacerbe le racisme.
- Demander l’émancipation donc être assimilé. Autrement dit, pour bénéficier de tous les attributs de la nationalité canadienne, un autochtone doit renoncer à son identité.
Dès 1880, tout autochtone qui obtenait un diplôme universitaire était automatiquement émancipé ainsi que sa famille. En 1933, un amendement accorde au Surintendant général des affaires indiennes le pouvoir d’émanciper un autochtone sans son consentement. Ceci jusqu’en1951.
Jusqu’en 1985, toute femme autochtone épousant un Blanc perdait son statut et devait quitter sa communauté. Mais cette exclusion ne s’appliquait pas aux hommes épousant des Blanches. Leur épouse et leurs enfants devenaient indiens. Suite aux luttes acharnées des associations de femmes, le comité des droits de l’homme des Nations unies a obligé le Canada à mettre fin à cette discrimination basée sur le sexe.
Une meilleure connaissance mutuelle
La marche Motetan Mamo et l’affaire Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette, s’ajoutant aux révélations sur les pensionnats et les comportements des clercs, ont fait basculer les relations entre les allochtones de Haute Matawinie et les Attikamekw.
Désormais les magasins de St-Michel et St-Zénon arborent sur leur porte un grand “Kwei“, bonjour en atikamek. Le chef de Manawan dispose d’une page dans le périodique de la chambre de commerce, comme les maires de St-Michel et St-Zénon.
La nouvelle mine de graphite organise des soirées de rapprochement allochtones/autochtones et propose des formations aux métiers de la mine et du bois pour les autochtones comme pour les allochtones. Les jeunes de Manawan se forment en conduite de machinerie lourde, en construction, en sylviculture, aux métiers de la santé. Le conseil de bande a mis en place un bureau d’aide au développement économique pour soutenir le lancement d’entreprises. En collaboration avec HEC Montréal, l’école des dirigeants des premières nations, propose aux gestionnaires, entrepreneurs, administrateurs, élus des formations qui combinent savoirs anciens et pratiques contemporaines, en particulier l’économie circulaire. En avril 2022, des jeunes des écoles secondaires de St-Michel des Saints mais aussi St-Félix de Valois et Joiliette ont rejoint les élèves de l’école Otapi à Manawan pour un premier échange. Ce projet, baptisé Manitokaso, vise une meilleure connaissance mutuelle pour créer un pont entre Blancs et autochtones. J’ai beaucoup appris des Atikameks pourtant si peu de leurs savoir-faire et de leur remarquable savoir-être.
J’ai assisté à l’intronisation de deux chefs
Le premier était… la première grande cheffe d’une nation autochtone. Cette jeune femme, Éva Ottawa, dotée de trois doctorats, arrivée simplement en canot d’écorce sur le grand cercle où l’attendait son peuple, a cumulé deux mandats, huit ans à présider la destinée de sa nation. Elle a été nommée depuis à la tête du Conseil du statut de la femme, organisme du gouvernement du Québec.
Le second, Paul Émile Ottawa, assis par terre a écouté les kukums de sa communauté lui chuchoter leurs conseils à l’oreille avant de le revêtir d’une cape blanche. Puis les grands-pères, les moshums, après lui avoir à leur tour chuchoté des conseils, ont fumé le calumet, brûlé le foin d’odeur et envoyé la fumée dans les quatre directions en priant. La fumée des herbes sacrées (sauge, thuya appelé ici cèdre, l’arbre de paix, genévrier) porte les prières au Grand Esprit, « l’Être qui a tant de noms dans tant de langues mais qui est au-delà de notre compréhension ». Puis les moshums ont coiffé le nouveau chef de sa parure de plumes d’aigles et toute la population, en longue file, lui a serré la main pour le féliciter.
Nous avons évidemment profité des pow wow pour acquérir des objets de l’artisanat local qui s’étalent désormais sur mes murs parisiens. L’un des artisans, Mashtkviatsh, un wendat de Wendake,
a vendu à Alain un carquois de peau. Alain lui a reproché de n’y avoir joint aucune flèche. Deux ans plus tard (Alain étant mort en juin, je ne suis pas allée au Québec cet été-là), cet homme me repère au pow wow de Manawan. Il m’appelle et souhaite que mon mari le rejoigne. Je lui fais part du décès d’Alain. Mashtkviatsh me serre dans ses bras puis va chercher un paquet sur lequel était inscrit : Alain Chabert. Le paquet contenait trois flèches. Le wendat me l’a donné en contrepartie d’une promesse : ne plus jamais rater un pow wow à Manawan. Ce que j’ai fait jusqu’à la vente de ma maison.
Nos adieux ont été très émouvants.
Joëlle Choisnard-Chabert
Notes
↑1 | bernaches du Canada |
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Un témoignage bouleversant que je vais transmettre, avec votre permission, à deux de nos neveux qui vivent à Montréal avec leur famille.
Avec plaisir !
Un immense merci Joélle pour ce long témoignage, pendant ces années avec ton mari. Merci de nous les partager, partager un si beau temps de ta vie. C’est précieux. Jacqueline Casaubon
Bonjour,
Merci pour la transmission de ce magnifique témoignage, si vivant et qui incite tant à la réflexion sur nos préjugés et nos pratiques, sur les premières nations sans doute (et cela surtouts les continents) mais aussi sur les plus récentes chez nous: : migrants, Roms …et la liste n’est malheureusement pas exhaustive !
Merci de permettre la transmission à des amis dont les enfants vivent au Québec . Bien cordialement AMH
BRAVO !!!!
Un témoignage passionnant et si plein d’espoirs et de réalisations de la réconciliation des peuples même après de longues années d’indifférence ……
( Je suis abonnée !!! )