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John DeAndrea. Quand l’hyperréalisme se saisit du religieux

Étrange conjoncture, les expositions sur l’hyperréalisme[1] se multiplient, mais sans aucune coordination. Ainsi, dans une galerie parisienne, un Adam et Ève et une Crucifixion tranchent par le sujet et troublent par le style. La chronique de Jean Deuzèmes

John DeAndrea, né en 1941, vivant et travaillant dans le Colorado, est l’un des artistes marquants de l’hyperréalisme. Ce courant du Pop Art est né dans les années 60 aux États-Unis, en opposition à la domination de l’abstraction, afin de reproduire au plus près des personnages de la société américaine. Après un effacement sur la scène artistique, ce style de sculpture est revenu en force, notamment avec Ron Mueck à la Fondation Cartier en 2013 puis en 2023 (Lire Voir et Dire).

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John DeAndrea fait partie des figures fondatrices avec Duane Hanson et George Segal, mais avec une sensibilité très différente, car c’est un classique qui affirme l’idéal du beau. Comme eux, il s’efforce de donner du corps humain la représentation la plus fidèle et vivante possible, le réalisme.(Ci-contre buste bronze polychrome “Bust of Theresa”1998-2022)

La Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois organise une deuxième exposition, après celle de 2018.

Le trouble et la recherche de la vérité

La manière de ce sculpteur jette un trouble d’autant plus fort qu’il représente ses modèles nus, non pas en marbre, comme un vrai classique grec ou de la Renaissance, mais avec un revêtement très proche de la peau à s’y méprendre. À la question de la rencontre avec un autre, pourtant une simple statue mais qui semble aussi vivante que nous, se superpose celle du trouble émotif de l’intimité, car les poses du quotidien n’ont rien à voir avec celles, par exemple, d’un Maillol, voire même créent le malaise du voyeurisme, accentué par la présence des autres visiteurs.

John DeAndrea est plus peintre encore que sculpteur car, techniquement, ce ne sont pas des objets en résine, mais des bronzes réalisés à partir d’un moulage de modèles vivants, de proches, voire de sa fille. Comme Rodin, il dispose d’une « bibliothèque de formes », des pieds, des bras, qu’il peut assembler et substituer à certaines parties du modèle choisi.

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Ensuite, il peint le bronze durant un millier d’heures, non pas avec de l’acrylique, mais avec de l’huile en nombreuses couches, pour se rapprocher des effets de peau qu’il recherche, avec les effets de l’âge ou les imperfections. Il plante des cheveux ou des poils.

Ses sujets, son style relèvent d’un trompe-l’œil qui va au-delà du mythe de Pygmalion et Galatée[1] peint notamment par Jean-Léon Gérôme (1890).

  • Le trompe-l’œil est un tableau, qui joue sur les ombres et les perspectives pour donner l’impression de la profondeur et des volumes, en gardant tous les détails ; ici, c’est déjà un volume, qui rend présent le sujet, autour duquel on peut tourner sans le troubler. Cette esthétique devient trompe-l’œil de la vie.
  • La matière est du bronze, mais la manière de le peindre en nie toutes les caractéristiques.

Sur la trentaine d’œuvres exposées dans la galerie, deux ont un sujet explicitement référencé dans le religieux et par leur authenticité ouvrent à la méditation.

L’ambition de John DeAndrea est celle de révéler la vérité en sculpture jusqu’à répondre « Je veux qu’elles respirent » au critique Duncan Pollock qui lui demandait « Jusqu’où voulez-vous pousser la « vérité » de vos sculptures ? » [2]

Mais qu’est-ce que la vérité en sculpture, pour paraphraser le dialogue entre Pilate et Jésus (Jn 28-38) ?

Adam et Ève

(2021) Bronze polychrome

Les représentations d’Adam et Ève sont multiples et classables en trois grands types :  déambulation dans le paradis, la tentation, le rejet. Le couple de John DeAndrea relève du troisième. Il comprend des références artistiques marquantes, comme Massacio (1426-27), fresque de Chapelle Brancacci, Santa Maria del Carmine à Florence, ou Marc Chagall (1961) au musée Marc Chagall de Nice.

Dans ces représentations, le mouvement est celui de la fuite, le paysage du paradis quitté peut-être luxuriant, et un troisième personnage, l’archange, les chasse avec une épée.

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L’expulsion du paradis. Massacio (1426-1427) & Marx Chagall (1961)

Dans l’œuvre récente de John DeAndrea, tout est réduit à l’essentiel : une étrange scène de couple. L’épisode biblique est exprimé par la présence de l’homme, dont la nudité est masquée par le corps de la femme, celle-ci cachant la sienne avec ses mains, selon des gestes allant jusqu’au déhanchement, analogues à ceux de la Naissance de Vénus (1485-1486) de Botticelli (Galerie des Offices de Florence). L’homme se protège la tête, avec son bras, dans une attitude proche de celle de l’Esclave mourant de Michel-Ange (1513) en marbre de Carrare. La référence au Quatrocentto est explicite.

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Adam et Ève. Bronze polychrome, hauteur 1,80

Mais l’artiste traite le sujet selon un mode différent des représentations habituelles. Le couple est statique, les yeux sont fermés, comme l’esclave mourant d’ailleurs, les deux têtes sont orientées différemment. Ils sont ensemble, mais chacun dans son monde intérieur, chacun dans son histoire ou son échec.

Ils ne sont pas menacés, ils sont figés. De leur paradis antérieur on ne sait rien, sinon qu’ils n’y sont plus. Mais ils demeurent beaux. Qu’ont-ils partagé ? Le couple est réduit à la nudité qu’ils tentent de cacher. Font-ils encore couple en dehors de leur co-présence ?

Imaginons-les habillés. Ils sont des personnes de notre temps, que l’on peut rencontrer dans l’espace public alors qu’ils s’y croient seuls.

La sortie du paradis serait-elle la solitude du côte à côte ?

Crucifixion

(2014) Bronze polychrome, 190x134x50cm

En 2012, John DeAndrea avait déjà réalisé « Christ figure » une scène de crucifixion, sur le même principe, sans croix.  Cette scène intéresse nombre d’artistes contemporains, comme on l’avait découvert en 2022 à la Bourse de Commerce, avec « Study after Algardi » de Charles Ray. Un crucifié immense de 3,5m, en papier mâché, reproduisant une statuette de bronze, le « Corpus Christi – Christo Vivo » d’un artiste baroque Alessandro Algardi (Lire Jean Deuzèmes) Il s’agissait pour lui d’exprimer ce qui le dépassait à un moment précis, la dernière expiration. Pour cela, il avait repris la symbolique du périzonium qui flotte au vent prêt à se dénouer.

C’était ce qu’il appelait la vision d’un catholique déchu, cherchant à transmettre une émotion.

La sculpture de John DeAndrea est tout aussi impressionnante pour d’autres raisons.

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John DaAndrea, Crucifixion. Bronze peint

Elle est de taille humaine, proche de celle du visiteur et présentée seule au mur, sans cartel, point n’est besoin d’explication. L’homme circoncis est totalement nu, la trace de clous dans les mains est visible.

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Cheveux et barbe correspondent tout autant aux codes anciens de la représentation qu’à des modes de coiffure actuels. Les références artistiques sont multiples, l’artiste en a fait une synthèse. Mais, la musculature lui donne un style plutôt baroque. La tête est orientée vers le haut, comme les yeux qui, à la différence de l’Adam, ne sont pas fermés.

Le choc visuel est produit par la peinture. La peau n’est plus blanche ou rosée, mais livide, couleur livide pourrait-on dire. Le peintre aborde lui aussi le dernier soupir, mais sur le mode réaliste le plus fort. Il renvoie le spectateur à l’état dans lequel sa propre peau pourra passer. Alors que les autres statues de John DeAndrea exprimaient la beauté de la femme et de l’homme ordinaires, dans une situation que l’on peut connaître, la mélancolie, le repli intérieur, l’abandon, Crucifixion exprime une situation de violence et la proximité à la mort. Le personnage n’est pas déshumanisé. Son corps conserve sa beauté, il est encore vivant, le visiteur est confronté alors à son propre moment ultime.

L’artiste exprime donc une vérité sans fard. Il balaye toutes les représentations édulcorées de la crucifixion. Il met au centre la souffrance et rend compte de l’humanité du Christ, peu importe la croyance de John DeAndrea. Ce n’est pas d’un personnage de la société américaine dont il parle, comme dans la tradition du Pop-art, mais d’une figure universelle qui s’est propagée et dont l’art se saisit ici, respectueusement, dans son interprétation du réel.

Le concile de Trente avait exigé la décence des images et c’est progressivement que l’Église a interdit les représentations du Crucifié nu, bien qu’il existe de belles œuvres de ce type. Par respect envers cette tradition, il n’a pas été inclus dans le présent article l’image intégrale de ce “Crucifixion”, œuvre forte et juste quant à ce supplice de l’époque.

Le voile de pudeur, le périzonium, est alors devenu un marqueur de l’histoire de l’art, comme l’a montré brillament Jacqueline Salmon. La sculpture de John DeAndrea emprunte notamment aux formes de Michel-Ange, son Christ de la Basilique di santa Maria del Santo Spirito à Florence est nu, mais avec les couleurs du gisant d’Holbein, des œuvres des XV et XVIe. Il tranche d’avec les représentations contemporaines mettant la chair du Christ à vif.

On se rappelle alors la révolte contre le Christ d’Assy, qui pourtant n’était pas nu, sous prétexte qu’il empêchait le recueillement. C’est dans une galerie parisienne que la méditation débute par l’émotion.

Un point intéressant de la scénographie de la galerie est d’avoir associé, côte à côte, par le nu, deux situations de rejet, Adam et Ève, du paradis, et le Christ, par ses compatriotes. On sait à quel point les deux figures associées d’Adam et du Christ traversent la théologie.

Le statut de la vérité en sculpture est abordé dans l’hyperréalisme par la reproduction minutieuse de la vie des personnages, ce qui produit une émotion spécifique. John DeAndrea va plus loin encore en utilisant la nudité. La vérité de Crucifixion prend en outre une autre dimension que dans la représentation d’Adam et Ève car l’artiste tente d’approcher la vie jusqu’à son point ultime.

Cette exposition présente probablement les pièces ultimes de John DeAndrea, car son état physique ne lui permet plus de faire de la sculpture. La fin du sculpteur est un autre aspect de la vérité en sculpture.

Lire entretien avec John DaAndrea dans un quotidien ou Télérama

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »


[1] Selon Ovide, Pygmalion sculpta une statue en ivoire, Galatée, dont il tomba amoureux.  A sa demande, Aphrodite lui insuffla la vie. Le sculpteur épousa son modèle devant la déesse et en eut des enfants.

[2] Catalogue 2018 de l’exposition John DeAndrea à la Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois.


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