Une exposition étonnante à Arles cet été 2022 et un livre de photographies sur l’histoire artistique et religieuse d’un morceau de tissu : le périzonium, ce voile de pudeur attaché à la représentation du Christ en croix. Un travail dantesque de la photographe Jacqueline Salmon. La chronique de Jean Deuzèmes.
Si vous cherchez un livre d’art et/ou d’histoire religieuse hors du commun, « Le point aveugle. Périzoniums, études et variations » (Silvania Editoriale) de Jacqueline Salmon, la grande photographe française, vous séduira à Pâques ou à Noël. On y parle de sexe, mais caché, celui du Christ. Cette œuvre aborde avant tout la Crucifixion et l’Incarnation avec une focale très sûre.
Un nom presque abstrait, un objet réel
L’exposition à Arles lors des Rencontres photographiques de l’été 2022 fut un moment fort et surtout très original.
Périzonium signifie en grec « autour de la ceinture » et désigne au départ un simple pagne porté depuis l’Antiquité ancienne. Mais il est attaché principalement à la figure du Christ ; si certains saints ont été représentés avec, celui du Christ a pu devenir un objet sacré, par exemple à côté du manteau de la Vierge à la cathédrale d’Aix-la-Chapelle.
(ci-contre : Anonyme, La Crucifixion de Villars Les Moines, Milieu du XIe)
On le voit partout, mais on l’ignore par pruderie, on néglige son importance dans l’histoire de l’art. Il est bien un véritable point aveugle. Mais une fois lu le livre, vous verrez des périzoniums partout, sur un mode bien plus sérieux et correct que le film délirant de Woody Allen !
Ce morceau de tissu, sujet bien connu de l’histoire du drapé, voire de la mode, avait été au cœur d’un précédent article de Saint-Merry-Hors les Murs.
Charles Ray, sculpteur contemporain, avait agrandi démesurément le chef d’œuvre d’Alessandro Algardi (1598-1654). En passant du bronze au papier, il avait voulu donner sa vision d’incroyant : un fait, l’instant du passage de la vie à la mort. Son travail sur le périzonium concernait surtout la corde qui se défait à ce moment et en constitue un symbole. L’œuvre, par sa puissance, avait attiré tous les visiteurs de la Bourse de Commerce Fondation Pinault en 2021.
Une histoire, une approche
Le travail de Jacqueline Salmon a une histoire : elle avait reçu commande de participer à une exposition à Rouen sur l’histoire du drapé et s’était interrogée sur le périzonium. Mais elle n’avait trouvé que peu de références. Aussi, durant la période du Covid, elle s’est plongée dans le sujet par les catalogues, puis par des visites dans les musées européens, les galeries ou les antiquaires. Trois années de recherches intenses ont été accompagnées de milliers de photos, qui ont été tirées en grandes planches puis classées et assemblées comme Karl Blossfeldt l’avait fait des végétaux pour en exprimer la beauté, ou encore Bernd et Hilla Becher pour les architectures industrielles.
Pour l’exposition d’Arles, elle a assemblé ses planches pour exprimer des époques, des variations, des rapprochements à des siècles de distance. Sa démarche tient de l’histoire de l’art, mais va bien au-delà : elle a fait une œuvre sur les œuvres, qui provoque l’émotion, le résultat allant plus loin que le procédé. En effet, elle a utilisé la technique du cadrage, qui est bien plus que celle de l’extrait, sur le périzonium dans son entièreté, en ne présentant pas son hors-champs qui, lui, n’est autre que toute l’œuvre du peintre ou du sculpteur. En travaillant sur des reproductions, sur des tableaux ou des sculptures sans apport de lumière supplémentaire (ce qui fait partie de l’art du photographe), elle s’est concentrée sur la question de la représentation de ce morceau de tissu par les artistes, en ramenant dans son « filet » bien d’autres choses comme le vieillissement des supports, les fragments de paysages, des fonds et des ciels, des personnages, des mains, d’autres aspects, comme le sang coulant du côté (dessus ou dessous le tissu), etc. Le périzonium ainsi cadré agit comme une loupe adaptée à l’histoire de l’art qui permet à la photographe contemporaine d’interpréter à son tour les moments du supplice, mais aussi l’approche et la sensibilité de toute une époque en faisant des liens entre des époques distantes.
Ainsi, après la Seconde Guerre Mondiale, les figures du Christ deviennent très présentes dans les œuvres de Marc Chagall ; ses périzoniums sont des talits, châles rayés et brodés de frange, pour représenter non pas le Fils de Dieu, mais le Roi des Juifs, et faire une analogie entre le supplice d’un homme et celui d’un peuple, la Shoah.
La mise en scène de l’œuvre de Jacqueline Salmon et la composition du catalogue collent aux différents aspects de la problématique de l’artiste : des grands formats rassemblant des œuvres aux subtiles variations pour répondre aux commandes de tableaux, en utilisant les jeux d’échelle ; des assemblages spécifiques ; des murs d’images pour une époque donnée. À y regarder de plus près, Jacqueline Salmon est dans un esprit très proche des artistes qu’elle observe : son exercice de la photographie d’œuvres d’art ne peut pas être considéré comme un moment de reproduction, mais bien comme une œuvre singulière, un médium d’interprétation à part entière par le cadrage et les choix de tirage.
L’accrochage de plus de deux cents photos révèle la richesse d’une approche qui, par définition, n’a pas de limites, chacun pouvant ensuite poursuivre par ses découvertes dans des musées hors Europe, mais encore plus dans l’art populaire qui ici n’est pas abordé.
De nombreuses lectures d’un tel matériau pareillement ordonné sont possibles, par exemple en termes d’histoire de la photographie, d’histoire de l’art, de théologie. Les choix de Jacqueline Salmon lèvent la naïveté face à ce point aveugle.
Un marqueur de l’histoire de l’art
De l’Allemagne gothique à l’Italie de la Renaissance, des Flandres à l’Espagne du Siècle d’or, l’imagerie du périzonium a été codifiée par la théologie, mais elle a aussi parfois subi l’influence des modes civiles ou été inventée de toutes pièces par les artistes, qui ont livré d’infinies manières de draper une partie du corps du Christ. Certains peintres ont ainsi inventé des modèles qui ont été largement repris à leur suite, comme Giotto, qui introduit la transparence, ou Rogier Van der Weyden, dont les périzoniums se détachent du Christ pour devenir des drapés volants. Quant aux artistes du XXe siècle, ils oscillent entre reprise de modèles du passé et personnalisation à l’extrême du sujet. Quelques exemples, parmi d’autres, rendent compte des évolutions dans l’histoire de l’art.
L’icône : esthétique et force des règles
Le VIIIe siècle est troublé par les rebondissements de ce que l’on appelle « la querelle des images ». Au milieu du IXe siècle, la situation s’apaise : les icônes ne sont dès lors plus contestées, mais elles sont soumises à des règles théologiques strictes. Pures images cultuelles, elles sont liées aux manifestations religieuses. De fait, elles résistent au changement de mode, leur iconographie est figée selon un archétype de Christ dont le corps est une image idéale, stylisée à l’extrême. Cette tradition orthodoxe a été transposée dans l’Italie catholique notamment par Cimabue, dont l’ondulation des corps fascine toujours. Mais le cadrage de Jacqueline Salmon met en lumière une forme singulière : celle des muscles abdominaux dont le modelé peut choquer puisqu’il évoque la forme d’un phallus hypertrophié sortant du périzonium. Serait-ce une tentative inconsciente d’insister sur la nature humaine du Christ ?
Entre idéalisation et humanisation du Christ dans la Pré-Renaissance
a) De la nudité et de la transparence
À partir des années 1260, la transparence et la nudité se développent, peut-être en écho à la diffusion de la piété franciscaine, qui insiste sur la nature humaine du Christ et dont le mot d’ordre est « Nu, pour suivre le Christ nu ». Giotto est parmi les premiers à peindre un périzonium transparent montrant un Jésus sans attributs sexuels. La transparence à cette époque se fait un enjeu pictural, à travers lequel les peintres vont montrer leur virtuosité technique. Les jupes deviennent délicates, faisant écho à une légende qui voudrait que Marie, au pied de la croix, ait retiré son voile fin et transparent pour couvrir la pudeur de son fils crucifié nu, selon les usages romains de l’époque.
b) De l’or et du sang
Les fonds d’or qui dominent dans les représentations du Moyen Âge et des premiers temps de la Renaissance font partie des solutions picturales qui traduisent en image l’espace indicible du monde divin. Au début du XIVe siècle, Giotto, encore lui, marque une rupture avec cette tradition : la sainte et grave majesté de l’époque précédente est oubliée au profit d’une vision plus « naturaliste » de l’homme et du monde. Les fonds d’or deviennent bleus. Si au XIIIe et au XIVe siècle, le sang ne tache pas le périzonium et jaillit loin du corps, car il est recueilli dans un calice porté par un ange, au début du XVe siècle se diffuse une autre iconographie du Christ en croix : le buste est traversé par un filet de sang reliant la poitrine à l’aine, le lien est fait entre le sang versé au moment de la circoncision de l’Enfant Jésus (incarnation bien humaine de Dieu) et le coup de lance de la mort.
Le Gothique international, entre modestie et émotion
Jacqueline Salmon s’est intéressée aux réserves des musées et y a trouvé des œuvres mal connues de petits maîtres du Gothique international qui exprimaient toute une délicatesse, une finesse du pinceau, mais aussi l’attention que les conservateurs ont à l’égard des tableaux qui s’écaillent, avec leurs « facings », les patchs blancs. On y découvre les images de Christs vulnérables et résignés.
Les Primitifs flamands et les périzoniums volants
Vers le milieu du XVe siècle, les artistes du nord de l’Europe inventent un nouveau type de périzonium qui transforme les tabliers des maîtres anciens en des drapés libres flottant au gré du vent, symbolique du souffle divin. Cette invention semble due à Rogier Van der Weyden et prend des proportions spectaculaires chez ses suiveurs, dont les drapés sont de plus en plus fantasques, les nœuds complexes et irréalistes, ressemblant plus à des nuages ou à des phylactères qu’à de véritables pièces d’étoffes. Décollés du corps du Christ, ils deviennent des objets esthétiques et symboliques presque autonomes dans la composition des tableaux. Les fonds intègrent des paysages ou des bâtiments de l’époque, qui peuvent être diversement interprétés : ils ne sont plus vides, mais réalistes.
Le XVe siècle : grâce, beauté et intériorité avant la Contre- Réforme
Parmi les œuvres emblématiques de cette période calme sur le plan théologique, la Pietà de l’église Saint-Martin de Nouans-les-Fontaines, attribuée au grand peintre Jean Fouquet, relève d’un autre type : la monumentalité et la sensation d’apaisement que le périzonium, blanc immaculé et ajusté à la taille du Christ, souligne complètement. Comme certaines Crucifixions de l’époque, le grand calme invite à la contemplation plus qu’à l’empathie pour les douleurs infligées au Christ.
La Renaissance et le Maniérisme : le beau et le terrible
Si les peintres italiens de l’époque, comme Bellini, ont tendance à idéaliser le corps du Christ ou à inventer de nouvelles figures comme le Christ mort soutenu par deux anges pour exprimer un sentiment de douceur, il n’en va pas de même avec les peintres allemands qui retransposent sur le corps du Christ la violence subie. Le retable d’Issenheim est bien connu et montre un Christ meurtri et humain comme il ne l’avait pas été précédemment. L’exemple le plus célèbre est probablement le Christ au tombeau d’Holbein qui par son format allongé donne l’impression au spectateur d’être enfermé avec lui.
Michel Ange est certainement celui qui a le plus poussé les réflexions théologiques de la Renaissance sur la nature humaine du Christ en proposant un Christ sans périzonium. D’autres œuvres analogues ont subi les effets de la censure.
Le Titien et le périzonium de la Résurrection
Le Titien (1488-1576) est le peintre qui a voulu se libérer de la ligne et de la forme du Moyen Âge en utilisant la couleur. Mais il a été aussi le créateur de nouveaux canons féminins, dont la Vénus d’Urbin qui a servi de modèle à l’Olympia de Manet. Et c’est lui qui a peint un « Noli me tangere », où le périzonium n’est pas associé à la Crucifixion. Jacqueline Salmon fait un cadrage étonnant, en insistant sur la caractère intime de la scène de la rencontre avec Marie-Madeleine : une main tendue en direction de l’entrejambe du Christ, qui se protège à l’aide d’un drapé bleu. Le périzonium, à moitié transparent, entoure avec délicatesse ses hanches, qui apparaissent très féminines, de même que le ventre, légèrement arrondi. Preuve s’il en est que le motif du périzonium ouvre sur bien d’autres perspectives, peut-être très contemporaines.
La Contre-Réforme et le Baroque
On connaît bien le contexte et les effets du Concile de Trente (1545-1563). L’art doit contribuer à magnifier la puissance de l’Église et à susciter l’émotion. Le Caravage, Velasquez, Rubens y participent vivement de manières très diverses. Les représentations du Christ, donc du périzonium, se font globalement moins pathétiques, hésitant entre la tentation de coller à une réalité plus humaine ou, au contraire, l’idéalisation, la glorification du corps.
À partir de cette époque plus particulièrement, le périzonium n’est plus le marqueur de la Crucifixion ou de la Descente de croix et se retrouve dans d’autres séquences du supplice. Les variations de Jacqueline Salmon sur la flagellation ou le Christ moqué, chez des peintres du XVIIe, sont truffées de détails sur les gestes de violence.
Le XXe siècle, après les guerres et l’appui sur des modèles anciens
La Passion est un motif très vivace dans ce siècle aux deux guerres mondiales, bien plus que chez les artistes du XXIe. La brutalité de l’œuvre de Matthias Grünewald a marqué l’esprit de Francis Bacon, qui représente la Crucifixion comme si elle se passait dans un abattoir, entre carcasses sanglantes et chairs à vif. Il en va de même avec le peintre allemand Lovis Corinth, qui met la chair du Christ à vif et rend la scène plus actuelle en armant d’une baïonnette le soldat qui perce le flanc du supplicié…
Picasso marque dans certains de ses dessins un intérêt pour la Passion du Christ et l’associe à son thème fétiche de la corrida. Les deux ont les traits d’un spectacle pour les foules et s’achèvent sur une mise à mort. Le Christ, cloué sur la croix, est muni d’une cape qui se mêle à son périzonium et dirige le taureau.
En parallèle à cette exposition, on pourrait aussi citer la proposition faite par Maxim Kantor d’exposer à Saint Merry, en 2012, son grand Christ jaune, crucifié et sans périzonium alors qu’il avait été présenté chez les Dominicains de Bruxelles (lire entretien avec Ignace Berten o.p.) Le refus par le curé était largement justifié par les risques de troubles dans une église sous pression des mouvements conservateurs.
Mais sur le fond, les questions esthétique, émotionnelle et interprétative posées par l’artiste étaient autres : l’absence de tissu détournait de la vraie question des yeux peints révulsés, regardant le passant et renvoyant à la lamentation de Jérémie « Mon peuple, que t’ai-je fait ? » et ne permettait pas de voir le fond jaune lumineux annonçant la Résurrection. L’absence d’un bout de tissu créait le point aveugle de ceux qui ne voient pas la violence.
Une réflexion théologique sur l’exposition
L’exposition de Jacqueline Salmon a suscité une approche éloignée de l’histoire de l’art mais complémentaire chez Odile de Loisy pour la revue Narthex :
« De fait, en représentant traditionnellement le Christ dénudé aux étapes essentielles de sa vie – Nativité, Baptême, Passion -, les artistes associent sa dévêture aux grands passages de l’aventure terrestre de Dieu qui dépouille le vieil homme pour « revêtir l’homme nouveau » (cf. Lettre de St Paul aux Éphésiens 4, 22-24) : à la nudité du corps correspond ainsi la nudité de l’âme pour « Celui qui entre nu dans sa mission ». Peintres et sculpteurs tentent par conséquent de conjuguer la figuration d’un Christ sexué selon le principe de génération humaine, avec celle d’un corps spiritualisé dont la puissance fécondante n’est pas sexuelle. Dès lors transparences et glissements de linges, vers lesquels convergent mains et regards, se font démonstrations de virtuosité combinant représentations naturalistes et enjeux symboliques. Tantôt simple linge, tantôt lourd tissu, jupe ou tablier, parfois pagne long ou parfois nœud bouffant, largement entrouvert ou étroitement serré, ce « voile de pudeur » figure de manière plus ou moins explicite l’Incarnation du Christ – à la fois « humanation » et « sexuation», pour reprendre les termes de Leo Steinberg –, autant vrai Dieu que vrai homme.[…]
À travers l’infinie diversité de ces évocations se dessine rien de moins que la frontière entre le sensible et l’ineffable. Car dans cette rhétorique du dévoilement, le voile n’existe que par ce qu’il cache – non seulement cette partie intime de l’anatomie du Christ, mais aussi le mystère du Verbe incarné –, cristallisant le projet d’une image conçue pour s’effacer devant la méditation qu’elle suscite. À mi-chemin entre vision et révélation, la toile du peintre, la peau et le linge de pudeur captent le regard pour s’interposer entre le visible et l’irreprésentable. Dès lors, par son incomplétude même, la nudité du Christ peut manifester l’au-delà, conformément aux mystères des Écritures remplis de « vérités cachées sous les ombres » (cf. Daniel 2, 22). L’un des mérites de l’exposition de Jacqueline Salmon consiste à interroger le non-voir qui sévit encore aujourd’hui autour de cette question. »
La splendide exposition de l’été 2022 et son catalogue témoignent du dynamisme culturel du musée Réattu d’Arles, qui fait dialoguer ses évènements temporaires avec un fonds permanent de grande qualité.
Toutes les photos, sauf mention contraire, ont été prises au musée par V&D
Merci J2M pour cet article passionnant qui m’a entraîné dans un abîme de médiation et réflexion caché/révélé par ce bout de tissu.
Légèreté, profondeur et beauté données, ensemble, sur la question de l’incarnation et de l’essence de l’homme.
Enquête très originale sur le voir/ non-voir; et une piste assurément pour ne pas s’ennuyer dans un musée accumulant les scènes de crucifixion ou de descente de croix…
Vraiment remarquable et relevant la place du corps dans la vie spirituelle tout autant que l’insoutenable souffrance du Christ liée à la cruauté des hommes….
Merci pour ce dévoilement et cette inspiration.
Très bon article que je garde et qui me fait chercher à commander le livre -Merci !