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Quels mots pour Jénine ?

Quels mots pour dire la destruction du camp de réfugiés de Jénine ?

Début juillet, un millier de soldats israéliens lourdement armés ont attaqué le camp de réfugiés de Jénine dans le nord de la Cisjordanie. Maisons bombardées, rues défoncées, infrastructures pour la plupart pulvérisées, 3 500 personnes chassées de chez elles. Il y a douze morts, tous des jeunes qualifiés de « terroristes ». Partout des maisons éventrées, des véhicules calcinés, plus d’eau ni d’électricité. Le Théâtre de la Liberté, emblème de la résistance culturelle, a été directement ciblé.

Ces Palestiniens sous le feu des drones et des hélicoptères de combat d’une des plus puissantes armées du monde, ce sont les réfugiés des vagues successives de nettoyage ethnique depuis 1948, dont beaucoup vivent dans ce camp depuis une voire deux générations. Un camp plusieurs fois martyrisé (avec en particulier les destructions de 2002), harcelé au quotidien par l’incursion de soldats. Des habitants à nouveau attaqués cette année, plus de soixante-dix ans après le déracinement initial de leurs aînés, par l’armée du pays qui les a concentrés en ce point.

Peuvent-ils se défendre ? Pas de DCA, pas d’abris anti-aériens où protéger les familles – le camp a toujours vécu sous le regard de l’occupant. Occupant qui crie au terrorisme s’il découvre des armes. « L’armée du crime ! », hurlait l’affiche rouge placardée par les nazis sur les murs de Paris occupé. Ces terroristes-là, nous les chérissons aujourd’hui pour s’être dressés contre l’occupation allemande. Dans l’enthousiasme de la Libération, le droit à résister à toute occupation par toutes les formes possibles a été inscrit dans les principes à vocation universelle. Il nous revient aujourd’hui de protéger ce droit pour les Palestiniens.

Entrée du camp de Jenine

Comment nommer des camps de réfugiés établis depuis plus de 70 ans ?

Quand on ne parle pas d’urgence, mais de situation établie, la concentration d’une population dans une zone de droits restreints, voire de non-droit, réveille des échos. Pour nous, descendants de juifs européens, le mot ghetto monte aux lèvres. Mais d’autres pans de l’Histoire peuvent parler, dans le contexte d’une population autochtone chassée de sa terre : le sort des autochtones australiens, celui des Amérindiens…

Le camp palestinien rappelle la réserve indienne : un peuple vaincu et enfermé. Il rappelle les bantoustans sud-africains. L’Histoire montre que c’est ainsi qu’un peuple peut n’être plus en situation de revendiquer ses droits.

Il rappelle aussi les ghettos et les juderias où les Juifs européens discriminés étaient séparés du reste de la société. Et l’Histoire a montré qu’on peut passer de l’enfermement au génocide.

Il est, au sens strict du terme, un camp de concentration. Nous ne disons pas d’extermination. Mais de concentration forcée d’une population à laquelle le droit de se déplacer librement est refusé en pratique, par l’interdiction de revenir dans les lieux dont elle a été chassée.

Chacune de ces constructions historiques a ses spécificités. Mais elles ont en commun deux concepts effroyables : population indésirable et exigence de séparation. Elles ont également en commun la question du maintien, possible ou non, d’un tissu social vivant pour les populations confinées : l’horizon menaçant de l’ethnocide.

Du ghetto de Varsovie, 99 % des enfermés ont été exterminés. Ne jamais oublier que cela a été possible. Mais ne pas se contenter d’un soulageant « ce n’est pas la situation en Palestine ». Certes, c’est vrai, très heureusement pour l’humanité. La notion de droits humains s’enracine sur la terre. Mais ne pas oublier combien elle reste fragile : lors du massacre des camps de réfugiés de Sabra et Chatila au Liban en 1982, c’est probablement un quart des habitants qui ont été tués – mais une grande partie de la population avait déjà fui.

Mais surtout, comprendre que nous allons vivre peut-être bien pire que ce qui se déroule aujourd’hui, si nous ne nous dressons pas.

Photo de Latrach Med Jamil sur Unsplash

Quel est le but des dirigeants israéliens ?

Pour les premiers colons sionistes arrivés il y cent vingt ans, la Palestine devait être « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Donc les « Arabes » qui étaient là (les dirigeants sionistes ne diront jamais « Palestiniens ») ne devaient pas s’y trouver.

Et pourtant, 50 % de la population entre Méditerranée et Jourdain est palestinienne. Contre ce peuple qui était censé ne pas exister, la stratégie sera la fragmentation, l’enfermement et l’expulsion. Les Palestiniens ont ainsi subi un nettoyage ethnique prémédité, le vol de leurs terres, les destructions de leurs villages et de leurs maisons, l’emprisonnement massif de toute une population, la négation de leurs droits.

L’attaque actuelle du camp de Jénine peut annoncer une escalade terrible : la direction israélienne (que les manifestants en Israël qualifient de fascistes juifs) ne cache plus ses intentions – une expression israélienne dit « uriner du haut du plongeoir » pour revendiquer sans complexes des actes jusqu’alors dissimulés parce que criminels. Elle veut « achever la guerre de 1948 », donc expulser à terme tous les Palestiniens. Et détruire méthodiquement leur société, leur économie, les écoles, les maisons, les oliviers. Jusqu’à la reddition ou l’expulsion. En ce XXIe siècle, nous devons empêcher cela.

Que signifie le comportement des dirigeants européens ?

Dès l’attaque contre Jénine, les radios françaises ont parlé « d’opération antiterroriste ». Nous venons de rappeler que sous l’Occupation en France, c’était le langage qu’utilisaient les nazis et les collabos contre la Résistance. Le gouvernement français s’est dit « préoccupé ». Il a condamné l’attentat de Tel-Aviv. Mais pas le massacre de Jénine. Et le Ministère de l’Intérieur français s’est adressé à la police israélienne pour un « partage d’expérience ». De leurs côtés, les gouvernements des États-Unis, de Grande-Bretagne et d’Allemagne ont déclaré « qu’Israël avait le droit de se défendre ».

Qu’on ne s’y trompe pas. Cette complicité n’a rien à voir avec une quelconque culpabilité par rapport à l’antisémitisme ou au génocide nazi.

Israël est soutenu par l’Occident parce que c’est son État, un véritable laboratoire des technologies de pointe, de la répression, de l’enfermement, de la surveillance. Bref, un modèle de domination des populations dites « dangereuses ».

Du positionnement fièrement colonial du créateur du sionisme moderne, Theodor Herzl, (il faut le lire avant de s’étonner de la trajectoire actuelle du sionisme), jusqu’à l’impunité de fait ainsi garantie à l’État d’Israël, la trajectoire porte un nom : l’intérêt commun des dominants.

Photo de Toa Heftiba pour Unsplash

Histoire et culpabilité

Aux racines des génocides et des ethnocides qui jalonnent l’Histoire, il y a un principe : la prétendue impossibilité du vivre-ensemble. L’Europe chrétienne en fournit un exemple terrible.

Avant l’antisémitisme racial du XIXe siècle, il y eut l’antijudaïsme chrétien. Les Juifs seront considérés comme peuple déicide jusqu’au concile Vatican II. Ils seront accusés de crimes rituels. On en brûlera à Strasbourg, accusés de propager la Peste Noire. L’Inquisition les pourchassera et ira même, au nom de la « pureté du sang », jusqu’à traquer les convertis. Luther aura lui aussi des discours haineux contre les Juifs.

Force est de constater qu’une partie de l’Église a emboîté le pas à l’antisémitisme racial. En France, l’épiscopat ne s’opposera pas (dans sa majorité) aux lois antisémites de Vichy, et le pape Pie XII s’est tu face à la déportation des Juifs de Rome.

Aux États-Unis, les chrétiens sionistes (essentiellement évangéliques) qui financent largement la colonisation israélienne, sont des antisémites. Ils considèrent que les Juifs, après avoir chassé les Arabes, devront se convertir à la « vraie foi » ou seront anéantis.

Aux personnes de bonne foi qui, parce qu’elles culpabilisent vis-à-vis des crimes nazis contre les Juifs, ne veulent pas – ou ne peuvent pas – voir les crimes actuels des sionistes israéliens contre les Palestiniens, nous ne pouvons que dire :

Les Palestiniens n’ont pas à payer pour un crime européen !

C’est une ironie atroce qu’un État qui viole frontalement les principes du droit humanitaire international et se base sur l’affirmation de droits spécifiques pour une fraction des habitants d’un territoire (loi « Israël État-nation du peuple juif » de 2018), exerce sa défense au nom du souvenir du pire génocide de l’Histoire récente.

Les Juifs ont été persécutés parce que les antisémites n’admettaient pas qu’ils vivent en Europe. Soutenir inconditionnellement l’ethnocide perpétré en Asie par un État qui se dit juif n’a rien à voir avec une réparation des crimes du passé. Par son idéologie et ses pratiques, la direction israélienne est infiniment plus proche de ceux qui ont réalisé le génocide nazi que de ceux qui l’ont subi.

Les enseignements de la terre des trois monothéismes

Photo de Raimond Klavins pour Unsplash

La Palestine est la terre des trois grandes religions monothéistes. Il y a toujours eu sur cette terre une cohabitation de populations différentes par leurs origines, leurs religions, leurs langues. L’enseignement de la Terre sainte, c’est la fécondité de la diversité. Diversité féconde parce que seule compatible avec la justice.

Le peuple palestinien est issu de ce mélange. La population de cette terre a été, successivement ou en même temps, juive, chrétienne, musulmane et athée.

La grande majorité des chrétiens de Palestine, au nom de cette Histoire, participe à la résistance contre la brutalité sioniste. Comment un chrétien pourrait-il soutenir une conception ethniciste et intégriste qui nie le caractère pluriel de cette terre ?

En tant que Juifs, nous appelons à la résistance

L’historien israélien Zeev Sternhell a écrit que ce qui se passe en Israël aujourd’hui rappelle l’Allemagne des années 1930 (Le Monde du 20 février 2018).

Par nos histoires familiales, nous savons que résister à l’oppression, ce n’est pas seulement un droit, c’est un devoir. Nous savons que lutter pour l’émancipation d’une population opprimée, c’est lutter pour l’émancipation de l’Humanité. Il n’y a pas d’alternative au vivre-ensemble dans l’égalité des droits. Ce que fait l’État d’Israël est criminel.

Le christianisme, ce n’est pas l’Inquisition, l’islam, ce n’est pas Daech et le judaïsme, ce n’est pas le sionisme.

La population de Jénine, ce sont nos sœurs et nos frères !

Sarah Katz,
International Solidarity Movement (ISM-France),
coordinatrice de projets avec les paysans de Gaza

Pierre Stambul,
porte-parole de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP)

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