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Dans le tiroir de Jean – épisode 3 –

Erri De Luca

Dans mon bureau il y a un gros tiroir où je plonge souvent. J’y ai déposé, sur des feuilles volantes, des copies de textes d’auteurs divers. Ces feuilles se sont comme sédimentées et forment une couche épaisse mais je les tourne et les retourne souvent pour qu’elles prennent l’air, l’air du temps, et parfois je vais chercher les plus anciennes, celles qui sont restées collées au fond du tiroir. Textes d’aujourd’hui , d’hier et de jadis, signés de noms connus et parfois textes anonymes, éclats, confidences, illuminations, prières, cris…

Cette semaine les feuilles choisies ne sont pas dans mon tiroir, elles sont encore attachées à l’arbre d’un tout jeune livre et l’épisode sera un peu plus long.

Vient de paraître, en mars dernier : Grandeur nature / récits, de l’écrivain italien Erri De Luca, toujours excellemment traduit par Danièle Valin. Ce livre ressemble un peu à mon tiroir : neuf textes de différents genres et d’inégale longueur, de quatre à soixante-quatre pages.  Un fil rouge cependant les relie tous : les rapports d’un père et de son enfant, garçon, ou fille pour le plus long d’entre eux. Beaucoup de ces récits sont écrits « sur » des  pages de la Bible, des « palimpsestes »  en quelque sorte.  On trouve des récits de ce type dans plusieurs de ses livres. Erri De Luca a l’art de revisiter les récits bibliques en en faisant de merveilleuses histoires humaines. Mais même quand il ne le suit pas toujours mot à mot, tantôt brodant au gré de son expérience et de son imagination, tantôt s’attardant sur un seul mot, il reste toujours fidèle au texte original, car cet ancien ouvrier de chez Fiat, maçon, alpiniste, militant politique, communiste… est un fin connaisseur de la Bible qu’il relit chaque jour en hébreu . Il a même appris le yiddish. Avec cela il déclare : « Je ne suis pas athée, je suis un homme qui ne croit pas » (sa notice sur Wikipédia est très complète et régulièrement mise à jour).

Je me souviens d’un dimanche matin où Blandine Ayoub, assise sur la marche d’entrée du chœur de Saint-Merry, racontait à un groupe d’enfants, yeux ronds et bouches ouvertes,  un passage d’Évangile qui était savamment commenté un peu plus loin par les adultes. De Luca fait un peu la même chose. C’est un conteur et un romancier. Par exemple, dans Au nom de la mère (2006), l’histoire de Myriam, la jeune fille palestinienne enceinte avant son mariage et qui, cependant, échappe au lynchage des gens du village et est recueillie par Joseph, celui auquel la loi l’avait promise et qui lui était resté amoureusement fidèle.  Avec Jacqueline Casaubon nous avons lu des extraits de ce livre à l’occasion d’une veillée de Noël à Saint-Merry. Les femmes ont une place privilégiée dans l’œuvre d’Erri De Luca comme dans Les Saintes du scandale (2011) où, précédant  Myriam, se succèdent Tamar, Rahave, Ruth et Bethsabée.

Grandeur nature commence et finit par ce type de reprise de récits bibliques. Dans le premier chapitre qui donne son nom au recueil, trois histoires sont tressées par bribes en alternance: celle des rapports de l’écrivain avec son père, celle de Chagall avec le sien, et celle d‘Isaac et d’Abraham . Cette dernière histoire est  citée en italique dans la traduction de De Luca, retraduite bien sûr ensuite de l’italien par Danièle Valin. En voici quelques passages :

Isaac suit, il ne s’écarte pas, il ne jette pas son chargement de bois à terre et ne s’enfuit pas à perdre haleine pour sauver sa vie.

J’ai gravi bien des montagne avec un chargement sur le dos. Le sommet qui s’approche, à portée du regard, renouvelle les énergies. Les derniers pas sont les plus légers.

Pour Isaac, les pas qui portent sur la crête pelée du mont Moriah pèsent du plomb. Pas dans ses pieds mais sur son cœur : son père, son idéal, le préféré de la divinité qui utilisa le couteau sur lui pour la circoncision, va le tuer dans un endroit désert, en le regardant en face.

Il le fait par obéissance à une voix que personne d’autre n’entend. Isaac lève les yeux au ciel pour ne pas croiser sur terre le regard de son père.

Et vient le moment du sacrifice :

Abraham sort de son étui en cuir la lame du couteau aiguisée pour tailler le poil. Ainsi la gorge tendue ne souffrira pas de l’entaille. Le mouton se vide de son sang et s’évanouit sans même sentir le couteau.

Il n’a pas besoin de lever l’arme mais il le fait quand même. Il lève le couteau au ciel qui le lui a demandé. Il lève le couteau pour se laisser guider. Il lève le couteau et l’ombre de sa main est sur la gorge de son fils.

Le lecteur sait aujourd’hui qu’il ne la tranchera pas. Abraham non.

Il ne sait pas si la voix qui l’appelle par son nom est une hallucination de son ouïe. Il hésite, il se demande s’il l’a inventée, puis il entend une deuxième fois plus nettement la voix qui a bouleversé sa vie.

Le récit d’Abraham et Isaac se termine ainsi :

On parle couramment du sacrifice d’Isaac. Ce n’en fut pas un. Père et fils descendent, allégés de la charge portée jusqu’au sommet. Derrière eux une bête égorgée brûle sur l’autel.

En hébreu, l’épisode est appelé : ligature d’Isaac. Le lien étroit entre eux deux là-haut est définitif. Détacher le fils ne peut effacer le geste précédent qui le ligotait.

J’écrivais plus haut que Grandeur nature commence et finit par ce type de reprise de récits bibliques. En effet la « Dernière histoire » reprend en cinq petites pages toute l’histoire de Jésus et son père. Extraits :

Dans ce recueil, je place en dernier le rapport le plus difficile. Il est le fondement d’une religion.

La Divinité du christianisme envoie au massacre sur terre son propre fils, plus durement qu’un père qui arme son fils et l’expédie à la guerre : parce qu’il pourrait avoir une chance d’échapper au carnage. Là non : le fils est condamné à mort sans appel et depuis sa naissance. (…)

Le christianisme commence par la mission suicide d’un fils envoyé par son père. Bien qu’étant son seul fils, ce dernier s’adresse à lui en l’appelant notre et non pas mon. Il se rattache ainsi à l’espèce humaine, considérant qu’elle a adopté son père. (…)

Il a arrêté le couteau dégainé par Abraham sur la gorge d’Isaac, mais il n’arrête pas le supplice de son fils sur la poutre romaine en forme de T. (…)

On est attristé par le Christ en croix, on compte ses pas et les stations jusqu’au sommet de la colline nue. Et on baisse la tête devant la fermeté de son père. Ce soir, moi je la relève. Je parcours à nouveau le chemin de ce père qui a vécu chaque instant du supplice de son fils, sachant qu’il pouvait tout arrêter, le sauver, l’épargner. En buvant au contraire avec son enfant l’énorme coupe de l’impuissance volontaire.
Ce soir, j’ajoute ma compassion pour le père meurtri, désespéré, qui laissa exécuter la condamnation à mort de son fils. (…)

Sa résurrection n’est pas un dédommagement. À tous deux aucune épine n’est retirée pour ces jours de sang.

(Dernière phrase)

verrier.jeanetmarie
Jean Verrier

Universitaire à la retraite (Paris 8, département de littérature, de 1970 à 2000). Membre du CPHB, devenu le Centre pastoral Saint-Merry, depuis 1981. Sept petits-enfants.

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