Leonard Cohen
Dans mon bureau il y a un gros tiroir où je plonge souvent. J’y ai déposé, sur des feuilles volantes, des copies de textes d’auteurs divers. Ces feuilles se sont comme sédimentées et forment une couche épaisse mais je les tourne et les retourne souvent pour qu’elles prennent l’air, l’air du temps, et parfois je vais chercher les plus anciennes, celles qui sont restées collées au fond du tiroir. Textes d’aujourd’hui, d’hier et de jadis, signés de noms connus et parfois textes anonymes, éclats, confidences, illuminations, prières, cris…
« Suzanne » : dès que j’ai entendu, dans les années soixante-dix, cette chanson du poète québécois Leonard Cohen (1934-2016), l’envoûtante mélodie ne m’a plus quitté. Je ne comprenais pas tout, d’autant que c’était en anglais. Et puis des mots se sont déposés sur le papier, la traduction a suivi, et le texte est tombé dans mon tiroir. Elle a fait le sujet d’une réunion du Groupe de recherche et d’animation liturgiques de Saint-Merry il y a quelques années. La voici avec son charme et son mystère. Si vous ne l’avez jamais entendue vous pourrez redonner aux mots la vie du chant grâce à You Tube (lien ci-dessous) en les replongeant dans la musique et leur langue originelle, et les laisser voguer dans votre imagination. Mais même à pieds secs on peut se promener entre les phrases, elles ont leur musique à elles.
Suzanne
https://www.youtube.com/watch?v=n_56ep729TE
Suzanne t’emmène chez elle près de la rivière.
Tu peux entendre voguer les bateaux,
tu peux passer la nuit près d’elle,
et tu sais qu’elle est à moitié folle,
mais c’est pour ça que tu veux rester.
Et elle te nourrit de thé et d’oranges
qui ont fait tout le chemin depuis la Chine.
Et juste au moment où tu veux lui dire
que tu n’as pas d’amour à lui donner,
elle t’entraîne sur ses ondes
et laisse la rivière répondre
que tu as toujours été son amant.
Et tu veux voyager avec elle,
et tu veux voyager à l’aveugle,
et tu sais qu’elle aura confiance en toi
parce que tu as touché son corps parfait
par ton esprit.
Et Jésus était un marin
quand il marchait sur l’eau.
Et il a passé beaucoup de temps à regarder
du haut de sa tour solitaire en bois.
Et quand il a eu la certitude
que seuls les hommes qui se noyaient
pouvaient le voir,
il a dit : « Alors tous les hommes seront des marins
jusqu’à ce que la mer les libère. »
Mais lui-même fut brisé
bien avant que le ciel ne s’ouvrît.
Abandonné, presque humain,
il sombra sous ta sagesse
comme une pierre.
Et tu veux voyager avec lui,
et tu veux voyager à l’aveugle,
et tu penses que peut-être tu lui feras confiance
parce qu’il a touché ton corps parfait
par son esprit.
Maintenant Suzanne prend ta main
et te conduit à la rivière.
Elle est vêtue de haillons et de plumes
qui viennent des comptoirs de l’Armée du Salut,
et le soleil se déverse comme du miel
sur Notre-Dame du port.
Et elle t’indique où regarder
au milieu des déchets et des fleurs.
Il y a des héros dans les algues,
il y a des enfants dans le matin.
Ils s’inclinent par amour
et ils s‘inclineront ainsi pour toujours
pendant que Suzanne tient le miroir.
Et tu veux voyager avec elle,
et tu veux voyager à l’aveugle,
et tu sais que tu peux lui faire confiance
parce qu’elle a touché ton corps parfait
par son esprit.
Suzanne takes you down to her place near the river.
You can hear the boats go by,
you can spend the night beside her,
and you know that she’s half-crazy
but that’s why you want to be there.
And she feeds you tea and oranges
that come all the way from China.
And just when you mean to tell her
that you have no love to give her,
then she gets you on her wavelength
and she lets the river answer
that you’ve always been her lover.
And you want to travel with her,
and you want to travel blind,
and then you know that she will trust you
for you’ve touched her perfect body
with your mind.
And Jesus was a sailor
when he walked upon the water.
And he spent a long time watching
from his lonely wooden tower.
And when he knew for certain
only drowning men could see him,
he said all men will be sailors then
until the sea shall free them.
But he himself was broken,
long before the sky would open.
Forsaken, almost human,
he sank beneath your wisdom
like a stone.
And you want to travel with him,
and you want to travel blind;
And then you think maybe you’ll trust him
for he’s touched your perfect body
with his mind.
Now, Suzanne takes your hand
and she leads you to the river.
She’s wearing rags and feathers
from Salvation Army counters,
And the sun pours down like honey
on our lady of the harbor,
and she shows you where to look
among the garbage and the flowers.
There are heroes in the seaweed,
there are children in the morning.
They are leaning out for love,
and they will lean that way forever
while Suzanne holds the mirror.
And you want to travel with her,
and you want to travel blind,
and then you know that you can trust her
for she’s touched your perfect body
with her mind.
Pendant cinquante ans, Leonard Cohen, juif et moine bouddhiste à ses heures, a parlé de Jésus dans ses chansons, jusqu’en 2016, quelques mois avant sa mort, quand son fils l’a aidé à recueillir ses dernières chansons dans l’album You want it darker.