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Dans le tiroir de Jean – épisode 9 –

Violette Ailhaud

Dans mon bureau il y a un gros tiroir où je plonge souvent. J’y ai déposé, sur des feuilles volantes, des copies de textes d’auteurs divers. Ces feuilles se sont comme sédimentées et forment une couche épaisse mais je les tourne et les retourne souvent pour qu’elles prennent l’air, l’air du temps, et parfois je vais chercher les plus anciennes, celles qui sont restées collées au fond du tiroir. Textes d’aujourd’hui, d’hier et de jadis, signés de noms connus et parfois textes anonymes, éclats, confidences, illuminations, prières, cris…

Plus petit, plus mince qu’un petit livre de poche il s’est glissé au milieu des feuilles de mon tiroir. Si vous l’avez lu il est sans nul doute resté accroché à votre souvenir et il suffira du rappel de son titre pour faire venir un grand sourire sur vos lèvres : « Ah, oui, l’Homme semence ! ». Vous aurez oublié le nom de l’auteur ou plus exactement de l’autrice car on ne sait toujours pas très bien qui est cette Violette Ailhaud qui serait née en 1835 et morte en 1925, mais dont on ne connaît aucun autre écrit publié. J’avais moi-même entendu parler de ce petit livre il y a une douzaine d’années (première édition 2006) par une amie provençale. Son succès s’est fait de bouche à oreille. Mon libraire m’avait demandé du temps pour aller le dénicher à Artignosc-sur-Verdon aux éditions Parole, un petit éditeur qu’il faut soutenir pour défendre la bibliodiversité, dans la Collection « Main de femme ». La huitième édition ne coûte toujours pas plus de huit euros, bien qu’aujourd’hui s’ajoutent au court récit de trente-sept pages une présentation du contexte historique par un universitaire de l’Université de Provence, la liste des traductions (italien, espagnol, suédois) et celle des adaptations (bande dessinée, version audio, film, pièce de théâtre). Vous en saurez plus via Google, mais les « non-branchés » pourront écrire, ou téléphoner au 04 94 80 76 58.

Mais qu’est-ce que ça raconte ? L’histoire est sensée se passer après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte de décembre 1851, le soulèvement que ce coup d’État a fait naître particulièrement en Provence, et la sanglante répression qui a suivi. L’intrigue elle-même est très simple : en février 1852, tous les hommes d’un village isolé ayant été tués, emprisonnés ou déportés, « à tant faucher les hommes, c’est la semence qui a manqué ». Alors, un soir où toutes les femmes étaient réunies, elles s’étaient mises d’accord : « Un jour un homme viendrait—s’il en restait—et nous devrions nous le partager. »

Et voici la première page de L’Homme semence. Je souhaite que l’envie de connaître la suite de l’histoire et la force de l’écriture de cette page engagent les nouvelles lectrices et les nouveaux lecteurs à poursuivre la lecture.

L’Homme semence

1.

Ça vient du fond de la vallée. Bien avant que ça passe le gué de la rivière, que l’ombre tranche, comme un lent clin d’œil, le brillant de l’eau à travers les iscles, nous savons que c’est un homme. Nos corps vides de femmes sans mari se sont mis à résonner d’une façon qui ne trompe pas. Nos bras fatigués s’arrêtent tous ensemble d’amonteiller le foin. Nous nous regardons et chacune se souvient du serment. Nos mains s’empoignent et nos doigts se serrent à en craquer les jointures : notre rêve est en marche, glaçant d’effroi et brûlant de désir. L’homme monte. Il marche d’un bon pas. Pourtant sa marche paraît lente, douloureusement lente à nos nerfs à vif. Pour tuer ce temps qui nous torture, nous redoublons d’élan dans le travail. Fourches et râteaux dansent une gigue qui grossit rapidement les tas de foin. Nos bras s’agitent sans que nous soyons en eux. Tous nos sens sont ailleurs, tendus vers lui. Chaque fois que l’homme trécoule derrière un repli du terrain, je me demande si je n’ai pas rêvé ou s’il n’a pas simplement décidé de rebrousser chemin. À chaque fois, je me tourne vers mes compagnes et je lis sur leurs visages la même angoisse que la mienne.

Le temps nous presse, nous oppresse. Bientôt nous avons l’impression que ce temps nous crie après. Nous étions installées calmement dans l’attente, bercées dans la certitude qu’un homme viendrait. Et voici que la proximité de cet homme bouscule notre patience et transforme la bonne chienne qu’elle était, couchée à nos pieds, en une louve affamée.

(…)

CategoriesCoup de cœur
Jean Verrier

Universitaire à la retraite (Paris 8, département de littérature, de 1970 à 2000). Membre du CPHB, devenu le Centre pastoral Saint-Merry, depuis 1981. Sept petits-enfants.

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