En 1972, dans la revue Études, Joseph Moingt se demandait : « Quelle sera la figure de l’Église de demain ? » Entreprenant une série d’articles sur « L’avenir des ministères
dans l’Église », il s’interrogeait en ces termes :
« Quelle sorte de ministères pour quelle sorte d’Église ?
Si le théologien n’est pas qualifié pour en inventer de toutes pièces,
il doit s’appliquer par priorité à repérer les lieux d’où jaillissent les ministères de l’Église et à examiner comment le fonctionnement de ces lieux originaires permet ou recommande soit de modifier l’exercice des ministères traditionnels,
soit d’en prévoir de mieux adaptés à l’évolution présente de l’Église…
Il est impossible de prédire quelle sera exactement la figure de l’Église
dans vingt ou cinquante ans… mais il faut prévoir que les futures « Églises locales » ne seront à l’échelle ni des petites paroisses ni des grands diocèses d’aujourd’hui, sans pouvoir deviner quel type d’organisation et quelles dimensions elles auront. »
Le défi ne pouvait être relevé qu’en donnant une place nouvelle aux laïcs. Appelant à diversifier
les ministères, Joseph Moingt poursuivait : « Plus ils seront nombreux à remplir les responsabilités
qu’ils sont capables d’assumer, plus grande sera la vitalité de l’Église, plus efficace sa mission. »
(Études, décembre 1972)
Son travail de théologien l’a amené à sonder en priorité les origines et les temps apostoliques où apparaissent une grande diversité de ministères et une souplesse d’organisation dont on a largement perdu la trace aujourd’hui. Mais, en même temps, il n’a cessé de multiplier les propositions pour « faire bouger l’Église Catholique », titre d’un de ses livres paru en 2012.
Aujourd’hui, on peut avoir le sentiment que rien n’a vraiment bougé. On assiste plutôt, dans des pays comme la France, à ce que Joseph Moingt décrivait, dans un de ses derniers interviews, comme : « la restauration d’une tradition intangible qui ne tolère aucune nouveauté de constitution ni de pensée, et d’une autorité hiérarchique et cléricale qui ne tolère aucun partage et qui se ferme à l’ouverture sur le monde où Vatican II avait voulu l’engager. » (« Dieu Maintenant », 2020).
Ce retour en arrière, nous le constatons de multiples façons et dans de multiples lieux. Il décourage beaucoup de laïcs qui étaient prêts à s’investir pour la cause de l’Évangile. Ce tournant clérical et ritualiste les démobilise. Sans parler des prêtres qui avaient mis tout leur cœur et toute leur énergie à mettre en œuvre cette ouverture et qui voient ce qu’ils avaient patiemment bâti en coresponsabilité avec les laïcs balayé d’un revers de main.
Cependant, lorsque notre regard s’oriente ailleurs, nous découvrons qu’au fil des cinquante dernières années, en de multiples lieux, l’Esprit a suscité des expériences allant dans le sens de ce que Joseph Moingt pressentait et souhaitait. Notamment en Amérique latine. Des expériences porteuses d’avenir dont j’ai eu l’occasion de parler avec lui à plusieurs reprises, lors de rencontres amicales ou de sessions au chalet de l’Arc en Ciel.
Au Brésil
J’ai évoqué avec lui la rencontre qui m’a beaucoup marqué avec l’évêque du diocèse de Barra,
dans le Nordeste du Brésil, qui nous disait :
« Mon diocèse compte 280.000 personnes pour un territoire de 45.000 km2 (presque un dixième de la France) avec seulement 8 prêtres. Mon prédécesseur a passé son temps à sillonner son diocèse à dos d’âne ou de mulet, au fil de chemin de terre ou de petites routes en forêt. À son arrivée dans les villages, il confessait les gens pendant plusieurs heures. Puis il célébrait les mariages. Le lendemain matin, il célébrait la messe puis les baptêmes. Puis il repartait en direction du village suivant. Et ainsi de suite tout au long de l’année. Je me suis dit : pas question de continuer comme ça !
Avec mon équipe, dès les années 1965, après enquête sur le terrain, nous avons proposé que soient mis en place, dans les douze plus gros bourgs du diocèse, des groupes de laïcs, femmes et hommes, à qui sont confiées officiellement l’essentiel des tâches pastorales : l’accompagnement des jeunes, l’action sociale et la solidarité, les baptêmes et les mariages, la prière communautaire, les célébrations et la musique. Car la musique joue un rôle central chez nous.
Puisqu’on ne peut pas faire autrement pour le moment, un prêtre vient de temps en temps célébrer la messe. Il consacre beaucoup d’hosties. Cela permet aux laïcs responsables de la liturgie de distribuer la communion lors des célébrations communautaires. Et quand je viens participer à ces célébrations, j’ai choisi de recevoir la communion de la main des laïcs, pour bien faire comprendre que ce n’est pas seulement une suppléance. Mais ce qui serait logique serait de permettre à ces responsables laïcs de présider l’eucharistie ! »
Des paroles surprenantes dans la bouche d’un évêque !
C’est sans doute l’ouverture qu’espérait le Pape François, marqué par son expérience d’évêque en Argentine, lorsqu’il a proposé le Synode sur l’Amazonie. Il souhaitait manifestement un tel changement dans le visage de l’Église, en donnant une plus grande place aux laïcs grâce à la création de nouveaux ministères. Mais les freins – ou la peur- ont été les plus forts. Ils n’ont pas permis que ce désir d’ouverture aille jusqu’à son terme ! Mais le chantier reste ouvert.
Au Nicaragua : l’expérience d’une « Église des pauvres »
Dans une lettre récente, Pierre Riouffrait, un prêtre français originaire d’Auvergne, qui vit en Amérique latine depuis quarante-sept ans, décrit l’expérience qu’il a vécu au Nicaragua :
« Entre 1989 et 1997, je travaillais dans le diocèse de Bluefields, sur la côte des Caraïbes.
La ligne pastorale était de travailler avec et à partir des laïcs pour actualiser le “rêve du pape
Jean XXIII“ (1961) : L’Église est et doit être l’Église des pauvres.
J’y avais la charge d’une paroisse très étendue dans une région tropicale très pluvieuse, près du Costa Rica : 2 700 km2 et quelque 120.000 habitants. (À titre de comparaison, le département de la Haute-Loire, dont je suis originaire, couvre 5 000 km²). Le centre-ville avait 15.000 habitants et j’y célébrais l’Eucharistie deux dimanches par mois. Il y avait une trentaine de villages unis par des chemins de terre où l’Eucharistie était trimestrielle. Le reste était composé de 90 hameaux où l’on accédait à dos de mulets ou en petite barque : ils avaient une eucharistie par an.
En fait il s’agissait d’une paroisse aux mains des laïcs. Toutes les communautés se réunissaient tous les dimanches, préparaient les sacrements et travaillaient à une vie communautaire vivante. Il y avait plus de 3.000 ministres répartis en 27 ministères différents, 4 diacres mariés, 4 religieuses et un prêtre (moi-même). La pastorale s’organisait en services religieux, sociaux et civiques. Tous les ministres suivaient une formation annuelle de 3 à 5 jours. Tout se décidait lors d’une assemblée paroissiale annuelle de 3 jours avec 2 représentants de chacune des 130 communautés.
Le rôle du prêtre consistait à accompagner les communautés, leur rendre visite, organiser la formation des ministres, célébrer les sacrements. Je passais plus de temps en visites des communautés que de présence à la maison paroissiale. »
DIAL 02/2023
Ici, il ne s’agit pas d’une douce utopie, plus ou moins révolutionnaire,
mais de ce qui s’expérimente sur le terrain.
Ces expériences ne sont pas du passé. Elles sont bien vivantes aujourd’hui, même si elles nous paraissent lointaines. Nous avons un peu oublié cet « ailleurs » porteur d’un futur pour l’Église.
En final de sa lettre, Pierre Riouffrait ajoute : « La synodalité a beaucoup à voir avec cette Église aux mains des laïcs. Les pauvres en sont les protagonistes. C’est le nouveau modèle ecclésial que représentent les Communautés Ecclésiales de Base (CEB), défini par l’Assemblée ecclésiale d’Amérique latine et des Caraïbes, réunie au Mexique en 2021, comme « modèle d’Église synodale ». Le document du CELAM (Conseil épiscopal latino-américain), qui fait la synthèse de cette Assemblée, a été reconnu par le pape François comme « laboratoire pratique de la synodalité ».
Deux jésuites au sud du Chili, au XVII° siècle
À ces témoignages contemporains, je voudrais ajouter une expérience plus ancienne, prophétique
à sa manière, et qui se prolonge elle aussi aujourd’hui.
En 1609, l’île de Chiloé, au sud du Chili, a vu arriver une petite équipe de jésuites qui a entrepris son évangélisation. Deux d’entre eux, Melchior Nenegas et Jean Baptiste Ferrufino ont sillonné l’île et ses innombrables îlots pendant de nombreuses années et y ont fait naître des petites communautés très vite appelées à se prendre en charge de manière autonome. Au sein d’une population essentiellement indienne à l’époque (alacalufes, chonos, yaganes), parlant des langues différentes, ils ont suscité une centaine de ces communautés auxquelles ils rendaient visite chaque année, pour ce qu’ils appelaient « une évangélisation en profondeur ». Avec une inventivité qui fait penser à ce que les jésuites ont accompli ailleurs, notamment avec les Indiens Guaranis, aux confins du Paraguay, de l’Argentine et du Brésil, et dont le film « Mission » nous a rappelé le souvenir.
Dans cette île de 8.000 km2 et 180 km de long, une centaine d’églises et de chapelles construites en bois, dont certaines classées au Patrimoine Mondial, en témoigne. Mais le plus remarquable est que ces jésuites ont mis en place une organisation ecclésiale et une forme de ministère qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Ils demandaient à la communauté de proposer trois candidats comme responsable de la communauté., et parmi ces trois candidats, ils en choisissaient un. C’était les « fiscales » (responsables laïcs). Ils sont restés deux siècles sans évêque : car des évêques nommés par le roi d’Espagne, au 18e siècle, aucun n’est arrivé à Chiloé, ils sont tous morts sur la route en venant d’Espagne.
Aujourd’hui encore chaque communauté a son « fiscal ». Le mot peut être trompeur pour nous, mais là-bas il désigne celui qui est officiellement le responsable de la communauté. Ces « fiscales » ont la charge de veiller pastoralement sur leurs communautés, de célébrer les baptêmes, d’assurer la formation évangélique et la catéchèse, ainsi que l’animation liturgique et l’accompagnement spirituel de tous. Voilà ce que les jésuites du XVIIe siècle appelaient « l’évangélisation en profondeur ». Et cela dure depuis quatre siècles.
Cette coresponsabilité pastorale avec les laïcs existe encore aujourd’hui chez les Indiens du Mexique et les Guaranis du Paraguay, et cela a été le cas au Pérou jusqu’à l’expulsion des Jésuites en 1773.
Le système s’est maintenu à Chiloé, mais la formation des responsables communautaires s’est appauvrie au fil du temps et les « fiscales » ont été laissés à eux-mêmes.
Il y a trente ans, constatant cet appauvrissement, Mariano Puga, un prêtre chilien a décidé de relever le défi et, avec l’accord de l’évêque local, s’est installé à Colo, au centre de l’île où il a repris les tournées des jésuites du XVIIe pour soutenir et former les fiscales et nourrir de l’intérieur ce système qui s’était maintenu tant bien que mal depuis quatre siècles. Mariano Puga est très connu dans son pays, et ses obsèques, en mars 2020, ont rassemblé à Santiago un cortège de plus de 100.000 personnes.
Il a été au cœur des liens de solidarité et d’échange noués à Saint-Merry avec les Chiliens exilés et leurs communautés là-bas. Du coup, j’ai été amené à côtoyer certains de ces « fiscales » lors de séjours à Chiloé avec Mariano. J’ai été frappé par leur foi, leur courage, leur simplicité de vie. À la fois paysans et pêcheurs, ils sont habitués à la navigation dans les canaux de Patagonie. Chaque communauté a son bateau et chaque année les bateaux des communautés du même secteur convergent à l’invitation de l’une d’entre elles. Quand il y a eu des conflits entre communautés, il est d’usage, en signe de réconciliation, que leurs bateaux se lient l’un à l’autre avec des cordages et naviguent ainsi jusqu’au lieu de rassemblement. Car le ministère de réconciliation fait partie de la mission des fiscales. Une mission confiée à des laïcs !
Au-delà de l’étonnement et, pourquoi pas, de l’émerveillement qu’elles peuvent susciter, de telles expériences amènent à nous interroger sur ce que nous appelons l’Église. Notre horizon n’est-il pas trop limité, trop chauvin ou trop hexagonal ? Notre image de l’Église ne peut-elle s’élargir et intégrer ce qui s’invente et se vit au loin, dans un « ailleurs » porteur d’avenir ? Les contextes ne sont pas les mêmes, avec notamment la sécularisation qui caractérise nos pays. Mais des exemples comme ceux-là nous invitent à imaginer d’autres visages d’Église que ceux qui nous sont les plus familiers. Et à y trouver peut-être un motif d’espérance en même temps qu’un appel à une inventivité combative.
Merci Jean-Claude ! tes exemples concrets ont tant de force qu’ils me donnent espoir.
Merci Marguerite pour cet écho. Quand on écrit, on ne sait jamais comment ce sera reçu.
L’espérance n’est pas morte, mais cela passe par une conversion des esprits et des coeurs et pas seulement de timides adaptations .Jean Claude
merci Jean-Claude, c’est de ces pays lointains que nous viennent des expériences sur lesquelles nous devrions réfléchir car notre vieille Europe est trop figée dans la tradition. Cela mériterait une initiative à Saint-Merry.
Merci Jean pour cet écho. Quand on écrit, on ne sait jamais comment ce sera reçu.
L’espérance n’est pas morte, mais cela passe par une conversion des esprits et des coeurs et pas seulement de timides adaptations .Jean Claude