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Paul, une parole bien vivante

À toute la maisonnée

Le sentiment que sa vie touche à sa fin adoucit-il le caractère de l’enfant terrible du christianisme ? Après la tendresse évoquée dans l’épître aux Philippiens, Paul prend des gants dans le court billet qu’il adresse, depuis Rome, à son ami Philémon. Et sans doute à chacun de nous, pour nous appeler au discernement et nous aider à « libérer » ceux et celles qui nous entourent et que la société enferme dans un statut déshumanisant.
« Lettre de Paul, prisonnier du Christ, et de Timothée votre frère, adressée à notre cher coopérateur Philémon ». Puis, l’auteur nous présente toute l’Église-famille, destinataire du message : « À notre sœur Apphia (tiens encore une femme !), à notre compagnon d’armes Archippe, et à toute l’Église qui se réunit dans leur maison » (Phm 1,2). J’aime la proximité personnelle et affectueuse dont Paul agrémente son message ; d’autant plus qu’il a une requête délicate à présenter.

Icône d’Onésime – Domaine public- Wikimédia commons

Une histoire d’esclave, devenu enfant de Dieu par le baptême. Paul, en résidence surveillée, voire en prison à Rome, a vu arriver chez lui Onésime, l’esclave de Philémon. S’était-il enfui de chez son maître ? Celui-ci l’avait-il dépêché auprès de Paul ? En tout cas, le serviteur s’est converti. Il doit repartir chez son maître mais en homme « libéré » par le baptême. Avant d’être esclave, il est enfant de Dieu. Ce n’est pas si simple, car l’apôtre ne veut pas forcer la main de son ami. Mais quand même, il insiste : « Je t’ai écrit et tu m’écouteras, je le sais ; tu feras même plus que je ne te le demande » (Phm 1,21). Le militant des droits humains aimerait lire sous la plume de Paul, une condamnation enflammée de l’esclavage et l’exigence de la mise en liberté. Il n’en est rien. Et pourtant, n’en tirons pas la conclusion que l’apôtre fut esclavagiste.

Un critère de discernement

Mosaïque de Paul à Rome

N’oublions pas l’affirmation solennelle : « Il n’y a plus ni esclave ni homme libre » (Ga 3, 28). Paul est d’abord un homme de son temps bien que théologien génial et novateur. Cela n’est-il pas vrai aussi pour nos ami.e.s théologiens(nes) d’aujourd’hui ?
Paul, au-delà de l’approbation ou du rejet de l’ordre social contemporain, est le « renversé » qui a expérimenté au plus profond de lui la force de l’amour de Dieu, révélée en la personne de Jésus-Christ. « La relation maître-esclave doit changer, aucun doute là-dessus ; mais Paul n’en dicte pas les modalités… Comment partager avec autrui, la grâce reçue d’une identité nouvelle ? » ( Marguerat). La théologie paulinienne s’élabore en fonction des situations mais elle est toujours inspirée par son expérience du renversement, de la rencontre intense avec Jésus crucifié et ressuscité et de l’accueil véritable d’une filiation radicalement nouvelle pour nous et ceux et celles qui nous entourent. Cette perception peut tout changer dans nos relations humaines.
Par cet épisode, comme par bien d’autres dans les épîtres, nous découvrons à la fois la diversité des positionnements politiques des membres de la communauté chrétienne, et le critère commun qui peut éclairer la prise de décision. À aucun moment, Jésus ne présente son enseignement comme un code moral qui s’imposerait au nom de Dieu, mais comme la condition d’une vraie rencontre. Certes le chrétien se doit de s’engager pour créer les conditions sociales et matérielles d’une vraie fraternité. « J’ai eu faim et vous m’avez nourri… » (Mat 25,34). L’Église en a tiré des éléments pour une « pensée sociale » qui n’est pas accessoire et qui incite à l’engagement dans la société, dans le souffle de la foi.
Il ne s’agit pas d’obéir à une doctrine politique immuable, mais de prendre le risque d’accueillir une rencontre et une révélation bouleversantes avec toutes ses conséquences dans le concret de la vie personnelle et collective. Paul en a fait souvent l’expérience. Il incite ses interlocuteurs à risquer cet « accueil » et à en tirer des conclusions pratiques face aux injustices, à la défiguration d’un être humain ou de communautés entières. Pour aider à tout positionnement politique ou social, ne pas oublier que ceux qui nous entourent et sont maltraités, sont enfants de Dieu ; tous, sans exception. Un tel critère de discernement pourra parfois aboutir à des programmes politiques et sociaux aux accents différents, mais le chrétien est invité à confronter et à adapter sans cesse son choix à la filiation divine qui habite chaque frère et sœur.

C’est le silence qui parle

Marguerat décrit ainsi le débat qui s’instaura autour de la fin de Paul. À nos yeux, plus de vingt siècles après, il est stupéfiant d’envisager qu’il y ait des doutes sur les conditions dans lesquelles un tel « héros » mourut. Et pourtant les spécialistes divergent. Nous avions quitté Paul en 59–60, prisonnier à Rome. Fut-il libéré et s’engagea-t-il dans d’autres aventures non portées à notre connaissance ? Pour Daniel Marguerat le plus vraisemblable est qu’il fut victime des persécutions que Néron organisa contre les chrétiens en 62-64. Luc, compagnon de Paul et auteur des Actes des apôtres devait le savoir lorsqu’il écrivit vers l’an 80. Pourquoi un tel silence ? Jacques avait été exécuté en 62. Paul sans doute entre 62–64. Pierre en 64. Le temple de Jérusalem détruit en 70. Le silence sur la mort de Paul voulait-il ne pas ajouter au malheur de la communauté juive ? D’autant plus que la scission entre celle-ci et les disciples d’un certain Jésus s’accentuait. Ou plus profondément était-il impossible, voire inutile d’en parler puisque Paul était déjà entré dans l’éternité ? Pourtant ce silence, quelques années après sa disparition, a fait très vite beaucoup de bruit !

Paul après Paul

Mosaïque Saint Paul, Saint-Sauveur-in-Chora, Istanbul

Une pensée aussi fulgurante que passionnée ne pouvait pas ne pas inciter de nombreux auteurs à produire des écrits se revendiquant du maître disparu. Son autorité pouvait être utile pour régler les différends qui naissaient entre les communautés. Il est établi aujourd’hui que nombre d’épîtres attribuées à Paul, ne furent ni pensées ni écrites par lui. Ainsi celle aux Colossiens, aux Éphésiens, à Timothée, Tite, ainsi que la seconde lettre aux Thessaloniciens. Une véritable « école » paulinienne se forma dans les années 130, reprenant, complétant, souvent, transformant les écrits du Tarsiote qui circulaient depuis longtemps sous la signature et l’autorité de Paul. Sans parler des manipulations théologiques, pas toujours très catholiques, qui au fil du temps ont utilisé la pensée de Paul, en reprenant certaines de ses affirmations totalement sorties de leur contexte. L’Église qui « s’installait » à Rome devait établir une doctrine claire, uniforme, fortement inspirée par l’esprit romain, pour consolider un édifice qui, lui aussi, reprendrait le modèle romain monolithique et pyramidal, trahissant en cela la pensée de Paul.


Un travail d’exégèse s’impose et se poursuit d’ailleurs. Que cela ne nous empêche pas de lire et relire, avec autant d’avidité que d’intelligence, les divers documents pauliniens, fondateurs de l’universalité du message proposé par Jésus-Christ. À la question : Paul fut-il le fondateur du christianisme, Daniel Marguerat répond par la négative. Par contre, il fut l’interprète, le diffuseur, l’amplificateur, de la parole de Jésus, en la « généralisant », la vulgarisant, et en lui faisant quitter le cercle restreint du monde juif et de Jérusalem.

Basilique St Paul Hors Les Murs Rome
Basilique Saint-Paul Hors-les-Murs, Rome

Un projet non encore réalisé

« Plus qu’une relique, plus qu’un objet d’archives, la vision ambitieuse de Paul du christianisme dresse un programme auquel – j’ose le dire – la chrétienté n’a pas encore goûté » affirme Daniel Marguerat, l’auteur de cet ouvrage passionnant.

Au travail !

Antoine van Dyck, Saint-Paul, 1618-1620, Niedersachsisches Landesmuseum, Hanovre
Antoine van Dyck, Saint Paul, ~1618, Niedersachsisches Landesmuseum, Hanovre

Il nous revient non seulement de nous souvenir mais encore d’approfondir, d’interpréter, d’incarner les paroles les plus dynamiques de l’enfant terrible du christianisme : l’hymne à l’amour, l’égale dignité de tous en Jésus-Christ, la louange de la faiblesse de la croix où se manifeste la puissance de Dieu, l’appel au discernement de chaque membre de la communauté, la construction d’une Église plurielle, s’organisant en familles pour annoncer la Bonne nouvelle ; sans oublier les appels à l’action pour aider les frères et sœurs humains en difficultés, et surtout la joie bouillonnante que nous fait vivre Paul par son accueil renversant d’une présence aimante, et donc vivifiante, qui fait de chacun de nous un enfant de Dieu.
Georges Bernanos affirmait, dans le Journal d’un curé de campagne, à propos des paroles de Paul : « Ça te force à approcher des mots qui explosent au moindre contact. La société future pourra toujours essayer de s’asseoir dessus ! Ils lui mettront le feu au derrière, voilà tout ! L’Évangile ne vous brûle-t-il pas les doigts ? ».
Une fois encore, accueillons les encouragements brûlants de Paul. Recevons-les, méditons-les, mais pas tout seuls : « Réconfortez-vous donc les uns les autres avec ce que je viens de dire » (1Th 4, 18).

Paul Seuil Couverture
Guy Aurenche

Avocat honoraire, membre de la Commission Droits de l’homme de Pax Christi, ancien président de l’ACAT et du CCFD-Terre solidaire. À lire de Guy Aurenche : « Droits humains, n’oublions pas notre idéal commun ! », éd. Temps présent, 2018.

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