1er novembre. Fuyant béton et gaz d’échappement, je marche autour du lac Daumesnil, au bois de Vincennes. Au détour d’une courbe, me voilà face à un groupe de bernaches du Canada. Elles sont faciles à reconnaître : de grandes oies à la tête noire flanquée de joues blanches, plantée sur un long cou noir. Un papa appelle ses deux garçons : « Ils sont gros, ces canards, c’est à eux qu’on va donner notre pain rassis. »
11 novembre. Je me balade sur les rives des étangs de Vert Le Petit. Des promeneurs lancent du pain aux bernaches.
Ces gestes innocents m’ont fait mal.
Pendant vingt-trois ans, j’ai vu les outardes, comme on les appelle au Québec, raser mon toit vers le nord début mai. Elles suivaient la fonte des neiges annonçant le printemps. Puis, dès que la glace apparaissait sur les eaux, leur vol vers le sud, début octobre, était prélude à l’hiver.
Pendant vingt-trois ans, au moindre cacardement profond, je courais dehors, les yeux levés au ciel, admirer leurs volées fendre le ciel. Fascinée par cette annonce toujours juste du changement de saison et l’immense V qu’elles dessinaient sur les nuages. Je les ai observées se reposer, le soir, au bord du lac pour mieux repartir le lendemain.
Elles servaient même de modèles pour la préparation des jeunes autochtones Atikamekw à leur confirmation : « Observez les outardes migrer. Elles adoptent une formation en V car le battement des ailes de chacune soulève l’air et facilite le vol de la suivante qui, profitant du courant d’air, fournit moins d’efforts. Fatiguée, l’outarde de tête rentre dans le rang se reposer à l’arrière et une autre la relaie. Toutes chantent en chœur pour se donner du courage. Si une outarde malade se pose, deux autres l’accompagnent. Vous entreprenez aussi un voyage ensemble. Comme les outardes, encouragez-vous, prenez la relève de ceux qui se fatiguent, comptez les uns sur les autres. » (Ce jour-là, le chaman a eu le dernier mot : « Heureusement que Jésus était Palestinien, pas Canadien, son peuple n’aurait pas été appelé ses brebis mais ses oies ! »)
L’été, en Arctique, au temps de la reproduction, les outardes ne craignent que les isatis et les ours. L’hiver, dans le sud du Canada, ce sont les renards roux, les coyotes, les loups, les ours bruns et les chasseurs qui les croquent.
Hélas, notre monde contemporain transforme ces oiseaux, qui peuvent parcourir plus de mille kilomètres en une journée, en animaux sédentaires nourris de nos restes, eux qui grappillaient herbes, baies sauvages, graines de maïs ou d’avoine dans les champs, (les agriculteurs n’aimaient pas trop !).
Dans notre langage actuel, on parle d’espèces menacées par l’activité anthropique, c’est-à-dire liée aux humains. Peut-être pas seulement… Les hivers sont plus doux. Surtout, nos parcs de banlieue offrent de la nourriture en abondance – nos déchets et le pain rassis des promeneurs -, de l’espace, et comptent peu de prédateurs. Du coup, les bernaches, prédatrices de poubelles, sont estimées nuisibles. Nuisibles aussi à cause de leurs excréments qui salissent les pelouses et peuvent contaminer les eaux.
Curieuse façon d’établir un lien avec la nature :
pour le plaisir de côtoyer des animaux, on en fait des bêtes