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« Aimez vos ennemis »
L’impératif est lapidaire, presque choquant car il semble conduire à la naïveté, à la lâcheté, au suicide que serait la non-résistance à l’agression. L’expression appartient aux logia, cet ensemble de paroles les plus exigeantes, les plus rudes de l’Évangile, retenues par les seuls Luc (Lc 6, 27) et Matthieu (Mt 5, 44). Elle est unique au sein de tout ce que nous connaissons dans la littérature biblique, et plus largement des sagesses universelles, grecques ou orientales. Comme le montre John Meier dans sa somme, devenue référence incontournable dans les milieux des exégètes (Un certain Juif Jésus. Les données de l’histoire. IV. La Loi et l’amour, p.334), on ne trouve d’injonction semblable « ni dans l’Ancien Testament, ni dans la littérature intertestamentaire avant 70 avant notre ère, ni dans le Nouveau Testament, ni même dans la littérature particulièrement pertinente sur ce thème, à savoir les œuvres philosophiques païennes à peu près contemporaines (…) ». Aucun texte, même proche dans l’idée ou dans l’esprit, n’emploie la juxtaposition abrupte et radicale de l’impératif ‘aimez’ et de son objet antinomique, ‘ennemi’. J. Meier y voit une des rares spécificités exclusives de l’enseignement du Christ, la pointe ultime de l’identité chrétienne. Notre trésor donc.
Mais qu’est-ce qu’un « ennemi » ?
L’ennemi n’est pas le méchant, mais le rival. Lorsqu’on cherche le champ lexical de l’ennemi, c’est-à-dire tous les termes qui font sens avec lui, on ne trouve pas le registre moral mais celui de la guerre, des armes, de la victoire ou de la défaite. Ce qui fait de l’autre un ennemi, ce n’est pas sa noirceur intrinsèque, c’est qu’il est mon rival. On est dans le registre du choc des volontés de puissance, pas dans celui de l’éthique. Tel peut avoir un ennemi, qui n’est pas nécessairement le mien. La relation à l’ennemi se construit dans un rapport de forces qui oppose deux camps dont les intérêts se heurtent. Ce n’est que dans un deuxième temps que, pour mieux combattre l’autre et justifier l’affrontement, on va dénoncer tous ses défauts, et c’est chose facile, car rien n’est plus universellement partagé que le mal.
La fabrique de l’ennemi est liée à la volonté de puissance
La terminologie de « l’ennemi » nous invite à nous placer dans le domaine du politique, celui par excellence où s’exercent à grande échelle les rivalités d’intérêts, sachant que la désignation de l’ennemi a toujours été l’apanage des élites au pouvoir, les populations, moins concernées par ces enjeux de domination, ne faisant ensuite qu’intérioriser une décision qui relève de la seule autorité des dirigeants. Le propre d’un État est de se construire par opposition, confrontation, à d’autres États, avec un objectif officiel (le combat pour la liberté, la justice) masquant l’objectif réel (accroître son pouvoir), sachant que, dans les temps anciens, les souverains partaient à la guerre à la tête de leurs troupes. Aujourd’hui, nos chefs d’État ne prennent pas les armes et ne risquent pas de mourir au combat. Il leur est donc plus facile d’engager la guerre, qui ne leur rapportera que gloire.
Écraser ses ennemis ?
Par rapport à l’ennemi, l’Ancien Testament est sans pitié : les Psaumes prient pour la destruction radicale des ennemis d’Israël. On pourrait évoquer une série très longue de textes qui vont dans ce sens (Dt7, 1-5, Ex17, 8-16, Dt26, 17-19, Jos6, 16-17). On se contentera de citer le Psaume 39, 21-22 : « Je les hais d’une haine parfaite. Ce sont pour moi des ennemis. » (on sait que le « je » du Psalmiste désigne non pas un individu mais le peuple d’Israël). Mais qui sont ces ennemis ? Les autres nations, Philistins, Moabites, Ammonites, Babyloniens, Perses… ? Et qu’ont-elles fait pour être si haïssables ? Vraisemblablement, le seul fait qu’elles existent à leurs côtés et que, les unes comme les autres, aient un désir de supplément de pouvoir. Si l’historien se place du point de vue de ces nations, il trouvera, en miroir, la même accusation de l’autre.
Pour Israël, ces nations, ennemies parce que rivales, sont nécessairement des condensés de noirceur, des ennemies de Dieu : il s’agit de dénoncer leurs crimes, qui se rangent alors dans l’impardonnable, de les piétiner, de les anéantir. On pourrait suivre l’historique immuable de toutes les luttes humaines, qui, souvent, ont couvé à bas bruit, puis se sont enflées, au fur et à mesure des ambitions et des enrichissements des uns, perçus comme mettant en péril l’équilibre des autres. Vient un enchaînement de ressentiments, d’agressions, de sanctions, dont l’escalade est destinée à finir par l’événement déclencheur de l’affrontement militaire.
Est-ce le destin inévitable de l’humain, voire du vivant ? C’est ce que réfute le Christ. Mais comment ?
Qu’est-ce qu’« aimer » l’ennemi ?
Aimer l’ennemi, c’est reconnaître que l’autre n’a pas que des torts, et nous, pas que de la vertu.
Aimer l’ennemi, c’est lui trouver, aussi, des valeurs (à moins de penser que nous sommes dans un monde manichéiste où les bons, dont nous sommes, ont mission de supprimer les méchants, l’autre), ce qui ne veut pas dire, nier ses fautes.
Aimer l’ennemi, c’est refuser le cycle infernal, construit, fabriqué, de la rivalité, entraînant la peur de l’autre, peur qui fait entrer dans l’irrationnel, le fantasme.
Dans la Parabole du Samaritain, c’est l’ennemi qui me sauve.
Cette parabole, en Luc 10, 29-37, illustre la question « Qui est mon prochain ? ».
Celui qui s’arrête pour soigner le blessé est désigné non pas comme un méchant mais comme l’ennemi politique des Juifs, un Samaritain. Dans un retournement presque inaudible, la parabole ne met pas en scène le « bon » (le Juif) sauvant miséricordieuse-ment son ennemi, figure du mal absolu. Non : c’est l’ennemi qui sauve le Juif.
Il ne s’agit donc pas seulement d’arrêter de considérer l’autre comme cause de ma souffrance, mais de croire que celui que je considère comme mon ennemi peut me faire du bien… On en a le vertige.
Dans l’épisode de la Samaritaine au puits, c’est l’humilité du Christ qui désamorce la relation conflictuelle.
Jean (Jn5, 4-42) met en scène la rencontre du Juif Jésus et de l’ennemi par excellence, une Samaritaine, qui, aux yeux des Juifs, concentre tous les maux. Jean montre Jésus fatigué par le chemin, en situation de faiblesse. Ce n’est pas Lui, comme on pourrait l’imaginer, qui donne à boire à la femme ennemie, ce qui serait déjà grandiose : il demande à l’ennemie de lui donner à boire… Il désamorce donc le processus de fabrication de l’ennemi en reconnaissant sa propre faiblesse, reconnaissance préalable qui brise le mécanisme de rivalité.
Le refus de l’escalade.
Au Jardin des Oliviers, les disciples envisagent la guerre, mais le Christ leur dit : « Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée. Penses-tu que je ne puisse faire appel à mon Père qui mettrait aussitôt à ma disposition plus de douze légions d’anges ? ». C’était pourtant l’occasion de manifester la force de Dieu, selon le schéma humain … ou, à la façon vétéro-testamentaire, de montrer la gloire de Celui qui sait réduire l’ennemi en poussière. Le refus de l’escalade de la violence, en cet instant décisif, est le point ultime de la Bonne Nouvelle, le moment où est mis en échec ce qui ruine l’humanité : la haine du rival, fût-ce au prix de l’anéantissement mutuel. Car, dans une guerre, il n’y a que des souffrances, que des vaincus en réalité.
Vouloir la paix
Mais, ce qui est possible à l’échelle personnelle l’est-il à celle d’une nation ? Certes, on peut en douter, car les problèmes et les enjeux sont démultipliés, les transparences géopolitiques masquées par les secrets d’État. L’histoire, pourtant, ne manque pas d’exemples où des conflits ont été désamorcés par la volonté de chercheurs de paix, et ceux-là ne sont ni des lâches, ni des naïfs. Mais ils ont voulu la paix, ils ont cru qu’on pouvait, qu’on devait, débattre sans se lasser, négocier, donc savoir lâcher du lest, chercher des arbitrages, en se gardant des provocations, des propos humiliants, en cessant d’imaginer qu’il faut aller à la guerre pour éviter une guerre pire encore.
Si nous nous résignons à dire que les Évangiles sont inopérants lorsqu’on parle de la survie-même de l’humanité, s’il faut mettre de côté ce qui constitue la quintessence et la spécificité de leur message, à quoi nous servent-ils ? Aujourd’hui où l’Europe semble entrer dans la phase ultime de l’escalade, où on nous explique que la guerre contre l’ennemi n’aura « pas de limite », on peut être heureux d’entendre que, parmi les si rares voix qui s’élèvent, il y ait celle du porte-parole des catholiques, réclamant que rien ne soit négligé pour construire la paix.
Puisse cette parole ne pas résonner dans le vide.
Puissions-nous ne pas nous laisser berner par l’argument imparable et « païen », qui, de toujours à toujours, ferme le chemin de la paix : l’ennemi est diabolique ; il faut l’abattre avant qu’il ne nous abatte, et chacun de rappeler les exemples passés où la paix a été en échec, au lieu de prendre appui sur ceux où elle a été construite. C’est toujours Munich supposée se répéter. Cette rhétorique millénaire est inhérente à la fabrique de l’ennemi.
Que l’ennemi ait, effectivement, effectué des actes criminels, il n’y a pas de doute… Qui peut refuser de condamner la violence du Hamas ou l’invasion de l’Ukraine?
Mais l’Évangile, d’une part, freine notre ardeur de Juge universel, nous rappelant la poutre qui est dans notre œil ou la première pierre lancée à la pire pécheresse, d’autre part, nous ancre dans l’horizon de l’espérance : nous n’avons pas le droit de désespérer de l’autre. Le Christ nous aide à nous souvenir qu’un conflit se construit toujours à deux, en escalades parallèles d’intimidation, de bluff, d’erreurs de jugement, de mensonges, de petites ou grandes agressions, jusqu’au jour où l’un des frères ennemis prend l’initiative, attaque, et on feint de croire, alors, que tout a commencé là, un certain 24 février ou un 7 octobre. On feint de croire que l’« ennemi » est le seul coupable et on va accumuler des suppléments de raisons pour justifier le combat. Pour qu’on puisse entrer en guerre contre lui, il faut oublier la longue chaîne des causes de cette guerre, nos fautes partagées (à moins que nous n’en ayons pas ?), nos intérêts inavoués, et dénoncer en l’autre des crimes qu’on pardonne volontiers dans le même temps à tant d’autres.
La parole évangélique n’est pas naïve
Elle nous transcende, nous oblige à refuser la détestation et la peur de l’autre, à dénoncer l’orgueil de croire que nous avons, seuls, raison, à poser des actes d’espérance en l’autre quel qu’il soit, à chercher la solution qui sauve, pas celle qui nous entraîne à notre perte en même temps qu’à celle de l’autre.
« Heureux les artisans de paix, ils seront appelés Fils de Dieu ».
Comme le dit le pape François, on peut au moins essayer, se risquer à « faire tous les efforts possibles pour discuter, pour négocier »…, avant de dire que c’est, de toutes façons, impossible.
Et il n’est pas vrai que ce soit impossible, car ce n’est jamais impossible.
Et il n’est pas vrai qu’on a tout fait.
Ou notre foi est vaine.
Colette et Jean-Paul Deremble