En janvier 2024, à propos du décret romain Fiducia Supplicans, René Poujol écrivait en introduction de son blog : « La polémique qui entoure la réception du texte […] ouvrant à la bénédiction de couples en situation irrégulière et de couples homosexuels dit quelque chose de la fébrilité extrême de l’Église catholique. Et de son incapacité à regarder simplement le réel en face ».
Fébrilité et incapacité qui se sont traduites par un commentaire emberlificoté du Conseil Permanent de l’Épiscopat français qui tentait, avec une maladresse coutumière, de nuancer la prise de position radicale de l’évêque de Bayonne, relayée par celle de ses confrères de la province de Rennes qui demandaient à leur clergé, sans avoir peur du ridicule et dans une interprétation tendancieuse, de ne bénir que les personnes et non les couples.
Révélatrices d’une mentalité tourmentée, ces interprétations embarrassées permettent cependant de revenir sur la notion essentielle de bénédiction.
Qu’est-ce que bénir ? C’est en appeler à Dieu pour recevoir ses bienfaits ; c’est aussi exprimer un sentiment de reconnaissance ; c’est encore dire ou souhaiter du bien à une personne, à un groupe ou à un… couple (à l’inverse de la malédiction) ; c’est enfin demander une protection face aux malheurs du temps. Dans les sociétés chrétiennes anciennes si vulnérables, les bénédictions étaient particulièrement nombreuses et se faisaient presque toujours par l’intermédiaire d’un prêtre et par truchement de l’aspersion de l’eau, justement bénite quelquefois avant la grand-messe, surtout avant le XVIe siècle, le plus souvent à une date annuelle fixe : le jour de l’Épiphanie en Italie du Sud ou à la Sainte-Anne en Haute Allemagne.
Cette eau servait pour toutes sortes de bénédictions : celle du pain distribué le dimanche aux paroissiens au cours de l’eucharistie, celle du vin, des cierges domestiques, des bâtiments agricoles, des maisons, encore courante en Espagne et en Italie, pratiquée à la veille du triduum pascal et que tentent de remettre au goût du jour quelques paroisses parisiennes (peut-être par tropisme méditerranéen), celle de la chambre à coucher et du lit nuptial, évidemment, des herbes médicinales, des navires, des cloches, de la mer, des champs (à travers la cérémonie particulière des Rogations) et des troupeaux, sans compter la bénédiction des jeunes enfants ou des accouchées lors des relevailles. Sans oublier les bénédictions de soldats, de canons voire de bombardiers comme au temps de la guerre du Viêt Nam. Aujourd’hui, si beaucoup ont disparu, d’autres ici et là ont été mises en place, des motards aux cartables, engendrant à chaque fois pratiques et cérémonies particulières.
Si la bénédiction s’apparente à solliciter les bienfaits du ciel, elle est aussi associée à une supplique protectrice qui peut devenir un véritable exorcisme. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la formule récitée par le prêtre lors de la bénédiction de l’avoine, le jour de la Saint-Étienne, était très claire à ce sujet : « Je t’exorcise, toi avoine, afin qu’au nom de la Très Sainte Trinité, tu sois consacrée à l’utilité du genre humain et que ceux qui te sèmeront en recueillent une production multipliée ».
Bénir, c’était aussi conjurer ou tenter de conjurer le danger, les fléaux naturels, de l’invasion des animaux nuisibles à l’avancée des glaciers, derrière lesquels se profilait toujours l’œuvre diabolique.
À partir de l’époque où elles se sont démultipliées en Occident, soit les XIVe et XVe siècles, et au risque d’être utilisées pour tout et n’importe quoi, même si ces périodes difficiles s’y prêtaient, les bénédictions, en raison de leurs dérives, firent l’objet de virulentes critiques cléricales. Nicolas de Cues vers 1440, les dénonça sans ambages : « Il y a de la superstition à faire boire de l’eau bénite aux malades et aux animaux, à en répandre sur les champs afin de les rendre fertiles » après avoir puisé l’eau dans les fonts baptismaux ou les bénitiers. De même, les ecclésiastiques condamnèrent l’utilisation de l’hostie consacrée pour conjurer les vents, les tempêtes ou les orages. Ce qui n’est pas sans nous rappeler quelques pratiques resurgies lors de la pandémie de Covid, quand un certain nombre de clercs tentèrent de protéger les villes en les bénissant en brandissant un Saint-Sacrement. Ces usages multiples, tenus pour nécessaires par les populations mais parfois aux marges de l’orthodoxie du moment incitèrent à la recherche de compromis ; les bénédictions devinrent peu à peu « le produit d’une négociation entre pratiques populaires et théologie savante » (Nicole Lemaître) et, comme l’expose le rituel de Bordeaux de 1826, elles « tirent certaines choses du profane pour les appliquer à l’usage de la religion ». Les bénédictions sont donc là « pour rétablir l’ordre perturbé par le Malin et pour redonner à Dieu ce qui vient de Lui » (Jean Delumeau).
Si cette approche historienne duale convenait parfaitement à la culture des siècles passés, le décret romain concernant la bénédiction des « couples irréguliers ou homosexuels » ne peut s’entendre aujourd’hui qu’en mettant en relief la seconde partie de la citation. Soit, redonner à Dieu ce qui vient de Lui : l’amour humain.