U

Un psaume, Bridget Polk et Brancusi : des pierres qui font sens

Un texte de révélation prenant la pierre comme symbole, deux sculpteurs transformant la pierre ou le minéral en œuvres à méditer. L’art suscite d’étranges rapprochements en ce moment. La chronique de Jean Deuzèmes

Temps de lecture : 5 minutes

21 avril 2024, dimanche du Bon Pasteur, une parabole de brebis et d’enclos dans l’Évangile de Jean.
Mais dans le Psaume 118 et les Actes des Apôtres, une autre image apparait avec insistance, la pierre rejetée devenue la pierre d’angle.

La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs
c’est là l’œuvre du Seigneur,
la merveille devant nos yeux. Ps 118, 22-23

Ce Jésus est la pierre méprisée de vous, les bâtisseurs,
mais devenue la pierre d’angle.
En nul autre que lui, il n’y a de salut. Ac 4, 8-10

Les Textes et la pierre

La pierre très abondante en Palestine est présente en permanence dans l’esprit des Hébreux. Dans la symbolique commune, elle est solide, durable, pesante, signe de force. Elle est utilisée aussi matériellement (pierre sacrée, autel, pierre mémorial, pérennité de l’Alliance) et la Bible s’est servie de son image pour affirmer les liens du peuple à Dieu jusqu’à l’appliquer au Messie.

Kramskoi Christ Au Desert

Jésus s’est reconnu dans l’image de la pierre rejetée, puisqu’elle est mentionnée dans les évangiles de Matthieu, Luc et Marc. Cette référence est importante dans les enseignements des Apôtres, Actes, Eph, 2-21, Pierre, 2-07.

Ci-contre : Jean-Pierre Porcher (2010)/ Ivan Kramskoi (1872). Le Christ au désert Exposition à Saint Merry 2010

Le crucifié, le rejeté, est devenu la pierre angulaire d’un nouveau mouvement religieux se voulant fidèle à la loi de Moïse, tout en proposant un universalisme là où il y avait un peuple élu.
La référence à la pierre rejetée est passée dans le langage commun alors que notre environnement a changé.

Mais elle demeure dans l’art.

Capture Decran 2024 04 25 A 23.09.19

Bridget Polk, une harmonie pour des pierres rejetées

Ce même 21 avril, à la Fondation d’art contemporain, Lafayette Anticipation, on pouvait voir au 3eme étage une performance discontinue, « Balance », reproduite durant plusieurs mois. L’artiste est née en 1960, vit et travaille à Portland, mais elle est appelée dans les institutions du monde entier.

1000 Img 1226

Son art qui s’exerce devant le public, et non en atelier, peut être rattaché au « rock balancing » (équilibrage des pierres), que certains pratiquent en plein air (communion avec la nature et développement personnel), consistant à empiler des pierres en équilibre, sans colle. Les réseaux sociaux sont truffés de telles œuvres nécessitant de la concentration, mais réalisables par tous.

900 Img 1219

Bridget Polk en a fait une pratique artistique en mélangeant roche naturelle, matériaux de construction et déchets architecturaux. Dans un silence partagé avec les visiteurs, elle crée des paysages défiant la gravité. Elle doit d’abord trouver le point d’équilibre entre les pierres, qui leur permettra de rester empilées quelques jours, quelques minutes ou quelques semaines, avant de s’effondrer.

Son univers, un ensemble de sculptures et non une œuvre particulière isolée, tient de la ruine, belle dans sa rugosité, et de la formation naturelle. Son art de la maîtrise se transforme en silence haletant chez le spectateur.

Allégorie de la construction et de la chute des civilisations, ce n’est pas la pierre rejetée qui est le vrai sujet, mais l’obtention et la durée d’un équilibre en jeu.  La vibration du bâtiment, notamment le passage des spectateurs même précautionneux, provoque le déséquilibre et tout s’écroule. Le spectateur est responsable, malgré lui, de la destruction de ce qu’il admire ; l’association aux questionnements de l’écologie se fait aisément.

Extrait de la vidéo https://vimeo.com/925317534

Au-delà, ces œuvres nous représentent individuellement et collectivement.

Brancusi, l’harmonie des empilements de formes intemporelles

À quelques centaines de mètres, l’exposition Constantin Brancusi (1876-1957) attire les foules au Centre Pompidou avec des séries d’œuvres épurées, d’empilements de bois, de marbre, de bronze ou d’acier, ayant tous un nom, donc indiquant une intention explicite de l’artiste. Qualifiées d’œuvres pures, ce sont des jeux complexes de pureté dans la forme, dont les asymétries témoignent du vivant. « La simplicité, c’est la complexité résolue » affirmait-il.

1400 Img 1138

Comme chez Bridget Polk, il y a des empilements et des socles. Tout part du matériau, non pas pour sa forme déjà donnée lors de la collecte (il n’a pas d’intérêt pour le rejeté), mais pour les qualités de la matière qu’il choisit et qu’il va ensuite exploiter. Ainsi, le travail à partir des veines du marbre ou par le polissage crée une relation intime où la lumière joue un grand rôle. Perméable aux philosophies extrême-orientales, Brancusi affirmait que la sculpture devait avoir une fonction spirituelle. Sa valeur ne réside pas dans l’apparence mais dans un principe fondateur caché dans la matière, que l’artiste doit révéler. Les enjeux de contemporanéité et de modernité lui étaient totalement étrangers. Son désir était de créer une œuvre à la fois familière et insituable, universelle et intemporelle.

1400 Img 1139

La série des Négresses blanches (plâtre ou marbre) blondes (bronze poli) des années 20-30, est caractéristique de sa démarche. Comptant parmi les sculpteurs européens les plus influencés par l’art africain, il a créé cette série à la suite d’une visite à l’Exposition coloniale de 1922 où il a observé une femme probablement d’origine africaine.

Il a abordé la sculpture de ce sujet anonyme comme une suite de volumes épurés assemblés les uns sur les autres, en reprenant des stéréotypes : un volume allongé avec seulement des lèvres et des cheveux, un chignon simple, un cou.

Chaque élément de la série présentait le paradoxe d’exprimer un corps noir dans des matériaux de couleur claire, renvoyant à la fois à la tradition de la statuaire en marbre et au fétichisme des corps noirs qui perdure au XXe siècle. Les socles étaient des éléments de distinction et chacun considéré comme une œuvre. Dans la Négresse blonde, le visage est en équilibre précaire sur le fut en marbre.

La pierre, le minéral comme ressources de spiritualité

Si Bridget Polk « adopte » des matériaux ayant déjà une forme, délaissés sur les chantiers, Brancusi « engendre » une forme première, en partant des profondeurs de la matière. Si la première redonne de la valeur à des éléments décatis en les mettant en relation, en équilibre précaire -son principe de sculptrice-, le second fait naître des éléments déjà dotés d’une perfection, qu’il rassemble dans une vision d’élévation du sujet, parfois l’envol, une de ses obsessions.

1400 Tete Img 1132

Elle ne donne pas de nom à ce qu’elle trouve dans la rue, c’est le titre de l’exposition, donc celui du collectif, qui les rassemble, la série est courte et spatiale. Brancusi inscrit chaque création individuelle dans la culture, d’où un nom. La série d’éléments semblables se fait sur une longue durée, c’est seulement lorsqu’ils sont exposés qu’ils font groupe.

L’une et l’autre sont mus par des spiritualités différentes. La première est proche de la pierre délaissée, le second proche de la pierre angulaire sur laquelle s’est construite une nouvelle modernité en sculpture.

Lafayette Anticipations – Fondation Galeries Lafayette
9, rue du Plâtre F-75004 Paris. Entrée gratuite
Performance du mercredi au dimanche de 16h30 à 18h30, jusqu’au 12 mai.

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain » 

Laisser un commentaire (il apparaitra ici après modération)

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.