« Étrangers partout ». Jusqu’à la Biennale de Venise 2024 ?

« Foreigners Everywhere » « Étrangers partout » : des centaines d’artistes exposés à Venise, des milliers de visiteurs pendant sept mois, des œuvres miroirs pour notre humanité. La chronique de Jean Deuzèmes

Les Biennales sont toutes différentes et leur titre exprime poétiquement les intentions des commissaires que l’on a souvent des difficultés à retrouver dans les œuvres.
Il n’en est pas ainsi de cette 60e édition, dont le titre « Foreigners Everywhere », (Étrangers partout) est repris d’une œuvre en néon de Claire Fontaine, nom d’un collectif d’artistes de Palerme. Cette phrase de lumière est au tympan du Pavillon central et clôt le parcours de l’Arsenal[1] avec ses déclinaisons de couleurs en près de soixante langues.

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Elle emprunte au langage des publicités lumineuses, mais est liée aux luttes anarchistes contre la xénophobie à Milan dans les années 2000. Les artistes, dont les œuvres sont nourries de poésie, ont commencé à la décliner dans les sphères féministes.

« Notre sentiment, c’est qu’on ne se sent pas étranger comme on pourrait se sentir exclu, on est étranger à —c’est-à-dire différent de— ce que nous n’acceptons pas. Être étranger n’est pas une qualité innée, c’est un effet relationnel créé par un contexte social. » (Claire Fontaine[2])

Le premier étranger dans cette Biennale est l’artiste qui surprend par son œuvre les autres étrangers que sont les visiteurs, les touristes.
Qui sont ces artistes ? Immigrés, expatriés, diasporiques, exilés, réfugiés, notamment ceux qui ont migré dans le Sud et le Nord, des ousiders, indigènes, queers, activistes et féministes ; souvent des individus mais aussi des collectifs, des communautés. On ne connait pas la plupart d’entre eux, la Biennale révèle leur nom et le titre de leurs œuvres, c’est pourquoi une très grande partie des cartels mentionne ainsi « Artiste exposé pour la première fois à la Biennale ».

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Nil Yalter, Exile Is a Hard Job

Les œuvres ne se limitent pas, loin de là, sur la question des exilés, même si le sujet est partout.  Tout d’abord en Italie qui est le point principal d’arrivée des exilés en Europe. C’est la question majeure agitée par les extrêmes droites du monde et au centre des élections françaises cruciales en 2024.

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Elle est mise en scène avec force par Nil Yalter « Exile Is a Hard Job », Lion d’or. Le fond du grand hall d’entrée du pavillon central est formé de photos et de vidéos sur les drames des exilés. Au centre, une tente symbolise le nomadisme.

La Biennale ne se définit pas comme lieu de revendications ou de luttes politiques, elle est politique sur le fond. Le commissaire Adriano Pedroso, directeur du MASP, le Musée d’Art de Sao Polo, est le premier Sud-Américain à tenir cette fonction. Il a fait de ces deux mots un parti artistique cohérent sur tout le parcours. Ayant d’autres visions du monde de l’art il a donné à l’évènement sa force grâce aux nouveaux artistes.

Le « Foreigner », l’étranger, est ici perçu dans toute son ambivalence : « Il y a des étrangers où qu’on aille, et chacun est toujours, au fond de soi, un étranger » dit-il.  Cette perception  vient du fond des âges, elle est liée à l’altérité comme en atteste la Bible, puisque Abraham, le « premier des croyants », est envoyé comme étranger ailleurs, en accepte le statut et accueille à son tour les étrangers.

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Yink Shonibare, Refugee Astronaut VII

L’artiste anglo-nigérian, Yink Shonibare, avec son « Refugee Astronaut VII » a élargi le champ symbolique de l’étranger en revêtant d’habits africains son cosmonaute portant un balluchon en maille rempli de biens de valeur pour lui. Ce réfugié dans la conquête de l’espace s’oppose aux colonisateurs qui ont conquis le monde.  Avec cette œuvre marquante, l’artiste parle aussi du changement climatique à l’origine des migrations de populations. Mais avec les diverses productions de  cette série de sculptures, il met l’accent sur le fait qu’il n’y a pas de voie unique pour l’homme dans ses déplacements.

 Il est aussi symptomatique que l’artiste français, Ernest Pignon-Ernest, à l’Espace Vuitton, s’approprie la phrase de Rimbaud « Je comme un autre ».

Les deux singularités majeures de l’approche du commissaire sont de renverser toutes les références occidentales pour fixer une modernité différente de l’Occidentale dans le Sud global et de revendiquer son appartenance queer, donc de laisser toute sa place à l’identité LGBT+ chez les artistes du monde, mais sans outrance. Dans cette vision internationale, les valeurs de l’Ouest sont questionnées par celles des continents sud-américain, africain, indien et asiatique.

À Venise, l’art des peuples premiers est une clef d’entrée de l’altérité, avec des esthétiques faites de tissus, de tapisseries, de peintures hautes en couleur, sur des supports de toute nature. Le passage de l’artisanat à l’art est permanent. Deux façades de pavillon l’expriment bien.

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Façade du pavillon central Giardini

L’entrée du pavillon central, avec sa grande façade blanche de 1932, complètement transformée par un collectif amazonien, donne le ton. La fresque peinte in situ en 45 jours par cinq artistes indigènes symbolise la présence des peuples autochtones du Brésil, largement invisibilisés depuis l’époque coloniale.

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Pavillon américain, Giardini

Le pavillon américain est habité par les œuvres de Jeffrey Gibson qui part de sa culture Cherokee et Choctaw et réinterprète son esthétique colorée sur un mode contemporain, à l’aide de perles, de tissus peints, de sculptures et de vidéos (le mouvement des danses traditionnelles sur un rythme électro et le chant).

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Jeffrey Gibson, If you want to lift someone up lift up someone else. 2024
Si tu veux te lever toi-même, commence par élever quelqu’un d’autre
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Là encore le langage devient essentiel, des injonctions à caractère humaniste se fondent dans les œuvres, obligent à mieux les regarder.

L’artiste a bataillé pour s’approprier tout le bâtiment jusqu’à repeindre sa façade et attirer à sa culture tous ceux qui passent.

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Les œuvres de Rember Yahuarcani, artiste péruvien né en 1985, sont une autre forme de cette hybridation entre peinture, écriture et activisme. Appartenant au clan Aimeni de la nation Uitoto : au nord de l’Amazone il mêle le narratif de la mythologie Uitoto aux techniques et traditions de l’art occidental, dans de grands paysages oniriques.

Il retranscrit dans son œuvre la culture Uitoto avec ses scènes de la vie quotidienne.

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Rember Yahuarcani, El territorio de los abuelos, 2023

Il propose de voir le monde à partir d’un système différent de croyances. Les animaux, les plantes, les esprits, les humains et autres êtres de l’Amazonie sont liés ensemble, autant de sources de sagesse, révélant d’autres formes de spiritualité. Cette œuvre est expressive d’une volonté d’échapper à la question de l’identité narrative occidentale.

Comment devenir artiste étranger à sa culture d’origine ? Le commissaire a réuni à l’Arsenal une diaspora d’artistes italiens qui ont en commun d’avoir quitté leur pays au XXe et de peindre. Cette brillante idée se traduit dans une diversité des résultats et des influences des nouvelles cultures dont ils sont les hôtes.

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Elda Cerrato, Maternidad, 1971

Ainsi, Elda Cerrato, (1930-2023) ayant trouvé refuge en Argentine en 1940, met l’accent sur le mystère de l’être et, l’immensité des espaces qui l’entourent. Sa Maternidad (1971) passe par un langage fait de figures géométriques puisant aussi dans les formes organiques. Ce tableau réalisé au moment de la naissance de son fils est une allusion à la fertilité. Influencé par la poésie surréaliste et un savoir ancestral, il se donne à voir comme une critique à caractère spiritualiste de la domination de la violence politique en Amérique latine.

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River Claude, Warawa Wawa

Warawa Wawa, l’œuvre photographique de River Claude, né en 1997 en Bolivie, est une adaptation du « Petit Prince » de Saint-Exupéry, avec des personnes appartenant à des communautés locales, dans une mise en scène méticuleuse, performative. Pour ce roman sur la découverte de l’autre, l’artiste a offert à chaque personne photographiée de devenir actrice de tableaux vivants et joyeux, en se fondant sur les principes de libre interprétation et de dignité, accompagnés d’un peu de magie visuelle. Une étrangeté.

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Brett Graham, Wastelands, 2024

Avec Wastelands (2024), Brett Graham, né en 1967, vivant et travaillant à Auckland en Nouvelle-Zélande, transpose le langage visuel des Maoris. Cette charrette sculptée dont les bras sont ceux d’humains en imploration était traditionnellement destinée à transporter de la nourriture et des trésors. Sur le panneau central étaient sculptés des signes de richesse et de prestige dans la communauté Iwi. Ici, l’artiste l’a rempli d’anguilles qui sont à la fois de la nourriture et une référence symbolique au monde naturel chez les Tainui. Ces animaux vivaient dans les marais (swamps), mais lors de la colonisation anglaise une loi les a nommés terrains vagues (wastelands), ce qui en autorisait l’exploitation et donc contre les exactions des indigènes. Ici, les anguilles empilées ont le statut de richesses, d’or des mines. L’œuvre réclame la réparation de la colonisation des peuples premiers qui sont devenus étrangers sur leurs propres terres.

Pavillon Canadien
Kapwani Kiwanga, pavillon canadien

Les questions soulevées vont bien plus loin que celle des migrants, mais partent de toutes celles posées à partir de la culture des périphéries, dans leur rapport à la nature, aux collectifs liant à la fois le passé des traditions et le futur.

Les consonances avec des propos de François sur l’écologie intégrale sont patentes. Sans être chrétienne, la Biennale va bien aux périphéries, à commencer artistiques et sociales. Beaucoup d’œuvres évoquent des rituels sociaux, fondateurs, des mythes. Il y a de la spiritualité s’exprimant de multiples façons et tenant notamment d’une vision anthropologique et philosophique à la Philippe Descola, qui propose de recomposer nature et société.

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Maurizio Catalan, « Les pieds, avec le cœur, portent la fatigue et le poids de la vie », 2024

Le pavillon du Vatican « Avec mes yeux » parle aussi de l’étrangère, mais ici il n’est plus question de mobilité. Cette exposition est une innovation profonde puisque ce sont les femmes en prison de longue peine qui font visiter leur lieu d’enfermement[3] dans lequel des artistes ont déposé des œuvres avec force et délicatesse

L’installation « Les pieds, avec le cœur, portent la fatigue et le poids de la vie » de l’artiste italien Maurizio Catalan, est exposée sur la façade de l’église à côté de la prison pour femmes de l’île de la Giudecca

Si l’Arsenal et les Giardini sont deux lieux majeurs, avec leurs pavillons nationaux qui souvent reprennent le thème, le reste de la ville est truffé de palais ou des expositions d’artistes qui ont repris souvent avec intelligence un titre autant d’actualité.

Offrez-vous l’émission de France 24 sur la Biennale (12’)

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain » 


[1] L’œuvre de Claire Fontaine « reflète les périls et les pièges de la langue, de la traduction et de l’ethnicité, exprime les différences et les disparités conditionnées par l’identité, la nationalité, la race, le genre, la sexualité, la richesse et la liberté » (Roberto Cicutto, président de la Biennale)

[2] Dans la revue Le Grand Tour, n°1

[3] Quoique confidentielle, la visite de ce pavillon très particulier par petits groupes, ne peut se faire qu’en réservant 6 semaines à l’avance. Lire le Monde.

  1. Jacques Clavier says:

    Pour paraphraser Pierre Desproges :

    “L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui !” (Pierre Desproges)

    « L’étranger est bête : il croit que c’est nous l’étranger alors que c’est lui ! »

    « L’ennemi est différent de nous, l’étranger est différent de nous et nous acceptons d’être différents et nous expliquons notre différence par notre contexte social. »

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