Que ce soit lors des rencontres d’été à Taizé ou au fin fond du Brésil, Jean-Claude Thomas nous convie à envisager la Résurrection, non comme un événement du passé, mais comme une force à l’œuvre dans l’histoire, au cœur de l’humanité.
Je me souviens d’une rencontre d’été à Taizé avec des jeunes venus d’une centaine de pays. Les frères m’avaient demandé d’animer un atelier sur les « signes de résurrection ». Où les chercher, où les reconnaître ? Dans notre expérience ? Autour de nous ? Dans le monde ? Pour les frères qui m’avaient fait cette proposition, entreprendre une telle recherche, c’était d’emblée comprendre la résurrection, non comme un événement du passé, mais comme une force à l’œuvre dans l’histoire, au cœur de l’humanité.
La recherche s’est révélée féconde : une étonnante collecte, s’exprimant en des langues diverses et nourrie d’expériences multiples. J’en ai gardé la conviction qu’un souffle venu du Christ ressuscité est à l’œuvre dans les tréfonds de l’humanité. Et je crois que la manière dont ce souffle travaille a de nombreux impacts dans l’histoire et jusque dans notre expérience la plus concrète.
Joseph Moingt écrit : « Qu’il s’agisse de Jésus ou de nous, la résurrection n’est pas pure réalité céleste, qui n’aurait sens et effectivité que dans une autre monde et un autre temps ; bien au contraire, son poids de vérité est son lien à l’histoire, à la nôtre ». Il ajoute : « Elle se laisse lire comme l’intelligibilité de l’histoire dans laquelle elle est située et elle se donne à croire dans des expériences de foi qui relèvent de la condition historique des croyants ». Nous pouvons « appréhender de diverses façons son appartenance à l’histoire : à celle de Jésus, assurément, par l’avenir qu’elle lui ouvre au-delà de la mort, à celle de ses proches qui en ont éprouvé les effets dans leur propre vie et en ont porté témoignage, à celle de tout un peuple dont elle comblait l’attente, à celle d’un nombre immense de croyants qui ont vécu de sa force et dans son sillage, à celle enfin de tous les hommes dont elle exprime l’espérance confuse. » ( « Dieu qui vient à l’homme » Tome 1 p. 405)
Aujourd’hui où, de bien des façons, l’espérance est difficile, tant les inquiétudes s’accumulent, qu’il s’agisse du dérèglement climatique et de l’avenir de la planète ou des relations entre les peuples, au vu des multiples foyers de guerre et de la montée en force de courants politiques qui mettent à mal la fraternité, les Évangiles et les Actes des Apôtres nous invitent à nous souvenir que c’est de l’anéantissement de toutes leurs illusions et du cœur de l’obscurité qu’est venu, pour les Douze d’abord, et beaucoup d’autres après eux, un souffle qui a changé le cours de leur vie, et un grand vent, qui, de proche en proche, ne cesse de changer le cours de l’histoire.
Il est devenu esprit vivifiant
Dans la Première Lettre de saint Paul aux Corinthiens, figure cette phrase mystérieuse : « Par sa Résurrection, le Christ, nouvel Adam, est devenu Esprit vivifiant » (15, 45). N’est-ce pas cela que saint Paul veut dire et nous faire comprendre ? Que la Résurrection se traduit, pour nous et pour nos frères et sœurs en humanité, par cet « Esprit vivifiant » qui nous atteint, nous rejoint, et renouvelle nos capacités créatrices face aux forces de mort à l’œuvre dans le monde.
Joseph Moingt écrit que la Résurrection est entrée dans l’histoire, « non sous la visibilité d’un fait empirique, mais comme une force qui rendait les hommes aptes désormais à construire leur propre histoire. » Dès les premiers temps « le souffle de la Résurrection secoue la société païenne dans ses profondeurs, il ébranle les murailles qui cloisonnaient les populations selon leurs appartenances religieuses et leurs provenances ethniques, les barrières érigées par les préjugés de caste entre riches et pauvres, hommes libres et esclaves… (« S’éveiller à la résurrection », Études 2005/6).
« Le mystère de la Résurrection ne nous parle pas d’une autre vie que celle que nous avons à mener dès maintenant, il nous retourne vers l’énigme de cette vie, il en dévoile les profondeurs, il en déploie toutes les dimensions : notre vie n’a pas en elle son commencement et sa fin, car elle était avant nous et nous survivra ; elle n’est pas réalité solitaire, possession exclusive, elle est partage, communion à la vie de l’univers et à celle des autres ; elle n’est pas un pur donné, elle est à faire, une tâche à remplir. Consentir à la vie comme à un don reçu, c’est accepter de la partager avec d’autres, de la communiquer, c’est entrer dans l’univers de la vie, accepter de s’y perdre, et de la perdre, sortir de soi et aller aux autres, vivre de la vie des autres ; c’est vivre intensément, aller jusqu’au bout de nos ressources, entrer dans le réseau infini des ramifications qui font de l’univers et de ses habitants un immense et multiple vivant. S’abandonner en toute gratuité à ce ressac de la vie qui enrichit de ce dont elle dépouille, se laisser aspirer par elle vers les hauteurs, c’est cela « naître d’en haut », « renaître de l’Esprit » (« S’éveiller à la résurrection », Études 2005/6).
Mais où sont donc des « signes de résurrection » que j’évoquais au début ? Difficiles à discerner, difficiles à reconnaître dans le brouillard qui nous entoure ? Mais parfois pointe une lueur. Comme ce jour où, libéré de 25 ans d’emprisonnement à Roben Island, Nelson Mandela interrogé sur ce qu’il pense faire par rapport au pouvoir en place, répond : « Il va falloir qu’on les étonne ! ». Pas de rancune, pas de haine, pas de désir de revanche, mais bien plus que cela : « Il va falloir qu’on les étonne ! ». On a voulu l’écraser, l’anéantir, le faire disparaître définitivement. Et de cet écrasement naît chez lui cette parole de ressuscité. Je ne sais pas si vous entendez cette parole comme je l’ai entendue. La marge d’interprétation est grande. Mais j’y entends la marque d’un fantastique travail intérieur et une victoire sur la mort.
Et maintenant il faut danser
Comme une sorte de parabole, ou comme un signe entrevu, j’ai envie de vous raconter une autre histoire. La voici :
C’était au Brésil, dans la région de l’Araguaia, en bordure de l’Amazonie. J’étais allé à la rencontre d’une communauté de petits paysans. Nous avions marché longuement dans la forêt, pour atteindre la clairière qu’ils avaient défrichée. Ils y vivaient depuis plusieurs années. Ils en étaient devenus théoriquement propriétaires car la constitution brésilienne reconnaît la propriété d’une terre à celui qui la cultive depuis plus d’un an.
En fait, leur situation était extrêmement difficile : menaces fréquentes, attaques d’hommes de main payés pour les faire partir. Leurs maisons avaient été brûlées, leur bétail volé, leurs récoltes détruites. On voulait les chasser pour qu’un grand domaine d’élevage prenne leur place. Des prêtres français qui les soutenaient s’étaient retrouvés condamnés par le tribunal militaire et mis en prison pour “soutien à la rébellion”.
Ils nous ont accueillis sans hâte, bien qu’ils aient guetté notre venue pendant des heures. Ils nous ont donné un peu d’eau, des galettes. Nous nous sommes assis sous un auvent de paille. Les voisins éloignés nous ont rejoints. Les adultes se sont assis, les enfants ont continué à jouer tout autour.
Nous étions venus pour célébrer la messe avec eux, mais ce jour-là l’eucharistie a pris pour moi une dimension qu’elle n’avait encore jamais eue auparavant, point de convergence où le mémorial devenait actualité.
Je n’oublierai jamais cette expérience. On a pris son temps et même beaucoup de temps. Après la lecture d’un passage de l’Exode, ils ont “fait mémoire” de leur chemin de libération. Leur histoire s’est retissée peu à peu. La parole circulait de l’un à l’autre. Tous y participaient, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes. Ils évoquaient les moments difficiles, les nuits de peur, les heures de désespoir. Et aussi l’espérance renaissante, grâce à la solidarité entre eux et à la conscience d’être enfants de Dieu, appelés à la liberté.
Dans la Bible, que beaucoup portaient avec eux, tannée par l’usage, ils ont lu à tour de rôle les paroles fondamentales qui étaient la source de leur espérance. Et la prière du Christ rendant grâce au Père d’avoir « caché cela aux sages et aux habiles et de l’avoir révélé aux tout petits ».
Nous avons rendu grâce, rompu le pain, dans une eucharistie où communiaient leur histoire et le mystère de la Passion et de la Résurrection du Christ. Les moments forts du passé et ceux de maintenant formaient une même histoire sainte, traversée, soulevée par le souffle de Dieu.
Pendant ce temps, dans la maison voisine, surveillée par celles que nous voyions sur le seuil, un œil sur la cuisine, l’autre sur l’assemblée, une grosse marmite de riz et de poisson avait cuit. Trop nombreux pour prendre place à table, nous avons partagé le repas comme on fait une pause, pour nourrir le corps après ce festin de parole. Et l’on m’a proposé d’aller me rafraîchir au torrent voisin.
Puis, sans que je sache comment, la prière a repris : «Notre Père» et «Je vous salue Marie», le chapelet est venu prolonger la méditation comme on respire doucement, en fermant les yeux, après un moment fort, pour le savourer encore.
La surprise n’était pas terminée. Au moment où je pensais que chacun allait repartir, car certains avaient un long chemin à faire pour rentrer chez eux, des anciens ont dit : « Et maintenant, il faut danser ! ». Pas d’instruments de musique, quelques cailloux dans des boîtes de fer blanc ou des morceaux de bois frappés ensemble : certains ont commencé à chanter, le chant s’est amplifié et bientôt tout le monde s’est mis à danser.
J’étais bien fatigué. Ils m’ont proposé de m’allonger dans un hamac. Et longtemps, longtemps, avec les moyens les plus pauvres du monde, la fête a rebondi. Pas un oubli des peines, mais une fête de la vie. Une simple fête de la résurrection.
Leur combat était loin d’être terminé, dans ce Brésil qui a connu tant de drames. Mais, à l’instar de Lula, que rien ne semble pouvoir décourager, les échos qui me parviennent montrent que le même esprit continue à souffler, accueilli et mis en œuvre avec la même simplicité et la même force.
Oui, la résurrection est exemple suggestif pour nos vies à tous.