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Jörg Gessner. Vers l’hiver

Lumière ! Devant cette œuvre vous êtes attiré.e comme une phalène. Du papier, de l’encre de calligraphie, d’une matière étrange, surgit la lumière. Une suggestion sensuelle de l’invisible à la Galerie Saint Séverin. La chronique de Jean Deuzèmes.

« Quand vous êtes devant quelque chose qui semble plutôt discret et plutôt retenu, prenez le temps de regarder car il se cache probablement tout un monde derrière. » Entretien de Jörg Gessner avec Martine Sautory. Cette recommandation est pertinente pour admirer l’œuvre de l’automne 24 à la galerie Saint-Séverin, un tableau plus énigmatique que jamais. Il a d’ailleurs deux noms, celui donné par l’artiste « Perspective N° 4 », 2024 et celui donné par le commissaire Marc Chauveau, « Vers l’hiver ». Le premier relève d’une technique d’artiste, le second évoque la fin d’un premier cycle d’exposition (2024-2025) dans la galerie et la prochaine saison, la quatrième. La lumière de l’œuvre est en effet blanche.

Pour réaliser ce travail subtil dans un environnement blanc, l’artiste d’origine allemande, vivant et travaillant à Lyon, a utilisé du papier japonais collé en de nombreuses feuilles blanches, mais travaillées régulièrement avec de l’encre de calligraphie japonaise.

Ce qui semble à un plat visuel est en fait un « mille-feuilles » constitué de transparences de matières.

« Face à une œuvre de Jörg Gessner on est captivé et interrogatif. L’œuvre ne renvoie à rien de connu. On est enchanté par le raffinement de sa matière – du papier, d’infimes feuilles de papier – et touché par la délicatesse du rendu – comme une peau. On s’interroge sur la technique, mais l’essentiel est ailleurs. L’œil glisse à la surface puis le regard pénètre dans la profondeur impalpable de la transparence lumineuse.

Jörg Gessner s’intéresse depuis plusieurs années à l’interaction entre la lumière et la surface du papier. Après des recherches menées en Europe, c’est au Japon qu’il découvre l’inouïe variété des papiers et l’art de leur fabrication. Un long apprentissage le conduit à dialoguer avec le papier, se mettant en réceptivité devant lui.

L’essentiel de sa recherche réside dans le désir de montrer la lumière.
En effet, la lumière est bien le sujet principal de son œuvre. Elle en est le cœur. Elle semble sourdre du tableau lui-même. Elle vient à nous. Plus on donnera du temps à l’œuvre, plus on percevra ses variations subtiles. Le tableau vit avec la lumière. Avec très peu de moyens, il s’anime et se transforme selon les heures. Une lumière atmosphérique qui engendre l’espace, un espace ouvert, un espace infini. En apesanteur.

L’œuvre de Jörg Gessner, impalpable, donne à voir l’invisible. Très naturellement, on vient à relier sa recherche sur la lumière avec celle menée par Geneviève Asse. Un même dépouillement nous ramène à l’essentiel. Aucun bavardage, aucune digression.
Les formes ménagent le silence. La lumière modèle l’intériorité. »

Frère Marc Chauveau, commissaire invité – septembre 2024

Alors que dans la peinture ou en photographie, c’est du paysage ou de la scène que surgit la lumière, ici l’artiste, qui n’a de cesse de rendre et de moduler les vibrations lumineuses, utilise la matière même. S’il rejoint les démarches de physicien ou de neuro scientifique pour le ressenti, c’est à partir de la longue tradition japonaise, maîtrisant la fabrication de papiers possédant trois fibres permettant de faire chanter la lumière, qu’il a mené ses recherches. Sa pensée de et sur la matière permet ensuite de croiser les quêtes spirituelles.
Date d’exposition du 12 septembre 2024 au 5 décembre 2024. Une exposition fascinante à voir en face à face.

La lumière : une quête, une compagne des artistes

Dans ce cycle de quatre expositions proposées en 2023 – 2024 à la galerie Saint-Séverin par le même commissaire, dominicain et historien de l’art, le thème de la lumière revient trois fois. Il est possible de revenir sur ces trois modalités ou médiations vers un sens donné par le commissaire et non initialement par les artistes.

Jean-Marc Cerino. Un nouveau jour. L’espérance au cœur.

L’artiste lui avait donné un nom précis : « Berlin, 1945, 2024, huile et cendres sur verre, huile et peinture synthétique à la bombe sous verre, 106,4 x 156 cm » (Lire)

Le ciel occupait la majeure partie de l’œuvre et la lumière issue de la technique de peinture sur verre inondait le spectacle des ruines, l’œuvre ayant deux sujets : la ville détruite et la femme de dos. L’enjeu artistique résidait dans le passage d’un médium à un autre, d’une photo orpheline chinée sur Internet à une peinture spécifique. Une photographie silencieuse, mais habitée, à laquelle il s’agissait de redonner par la peinture une densité que l’instantanéité photographique pourrait avoir ôtée. Il lui fallait de la lumière blafarde comme cadre.

Cette œuvre s’inscrit dans une longue réflexion de l’artiste sur l’Homme et sur sa place dans la société comme dans l’Histoire.
Le commissaire, lui, a retenu la silhouette de la femme au centre. « Digne, élégante même, qui avance droit devant elle. Une femme en marche au milieu de ruines. À l’image de la reconstruction à venir, à celle d’un nouvel avenir possible. Au cœur des ruines, elle permet d’entre-apercevoir une espérance. »

Marie-Noëlle Décoret – « La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie » (Jean 1,5)

Dévoilée durant la nuit pascale, cette photographie courbe avait un autre nom : « 26 – La Cra (Photographie analogique 1999, Tirage numérique 2024, i190 x 280 cm. » (Lire)

Il s’agit d’un tunnel (de chemin de fer) creusé de main d’homme au siècle dernier, un cliché parmi toute une série sur ces ouvrages d’art. On peut le voir aussi comme un caveau à hauteur des yeux du spectateur, un vide transfiguré par le talent de la photographe. On croit à cette image, on s’y croit.

« Ici, l’accrochage de la photographie et le tirage numérique en panoptique sont une invitation à entrer dans l’œuvre et à passer des ténèbres à la lumière. L’image exposée est aussi le rappel de l’espérance qu’au cœur de toute ténèbre, une lumière luit. À Pâques la lumière de la vie a resplendi dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie. » commentait le Frère Marc Chauveau.

Avec « Jörg Gessner. Vers l’hiver », on a une œuvre au fondement matérialiste de l’artiste ; le commissaire se saisit de son résultat (215 mentions de la lumière dans la Bible).


La lumière revient sans cesse dans l’art, dans la production matérielle des œuvres, dans le sens qu’elle prend pour l’artiste et bien sûr dans les commentaires.

Les expositions à Saint-Merry ont aussi été majoritairement dominées par cette question, dans les Nuits Blanches ou dans des œuvres très contemporaines par leur facture ou par leur projet. On n’en retiendra qu’une seule.

Quentin Guichard. In Overscheyt (Exposition à Saint-Merry, 2020)

In Overscheyt signifie, en ancien flamand, « dans l’abîme d’en haut ». Cette expression est empruntée aux Visions de sainte Hadewijch d’Anvers (XIIIe siècle) qui formule cette intuition : l’absolu est un espace intérieur qui ne peut s’exprimer que dans les contrastes les plus intenses. L’artiste en a fait une traduction visuelle par ce que la science dit de l’origine de la lumière au moment du Big Bang. Sa puissante réflexion photographique converge avec des textes mystiques. La mise en scène était remarquable : cinq grands tableaux photographiques dans la nef de l’église Saint-Merry, exaltant les effets de symétrie, et un sixième dans le claustra où la lumière est d’une autre nature. (Lire)

Cette exposition fut la dernière du Centre Pastoral Saint-Merry. Ensuite, d’autres ont éteint la lumière !

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