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Jean-Marc Cerino. Un nouveau jour. L’espérance au cœur.

Des ruines et une femme. Une photo de 1945 réinterprétée en peinture, une œuvre splendidement commentée, une figuration de la mise en espérance. La chronique de Jean Deuzèmes. Temps de lecture : 4 minutes 50

Temps de lecture : 4 minutes 50

Janvier 2024, changement du commissaire invité à la galerie Saint-Séverin, changement de problématique, mais toujours la découverte de la force de l’art contemporain dans une perspective spirituelle, avec le frère Marc Chauveau, o.p., historien de l’art. Un moment où le lien artiste-commissaire se déploie en pleine justesse.

Une œuvre, une mise en perspective

Un nouveau jour
Berlin, 1945, 2024
huile et cendres sur verre, huile et peinture synthétique à la bombe sous verre, 106,4 x 156 cm

Présentation par le commissaire

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Jean-Marc Cerino. Un nouveau jour, détail

Une ville en ruine. Berlin. 1945.
Une femme au centre. Digne, élégante même, qui avance droit devant elle.
Une femme en marche au milieu de ruines.
À l’image de la reconstruction à venir, à celle d’un nouvel avenir possible.
Au cœur des ruines, elle permet d’entre-apercevoir une espérance.
Image d’une fragilité au cœur du chaos de pierres autant que l’affirmation de la puissance de l’être au milieu de ces ruines.
Se tenir debout. En marche vers un nouveau jour.

Cette peinture de Jean-Marc Cerino est comme un écho suspendu de l’Allemagne en ruines et de sa future reconstruction. On pense aux Trümmerfrauen, ces Femmes des ruines qui, après la Seconde Guerre mondiale, aidèrent à débarrasser les villes des pierres des bâtiments qui avaient été bombardés. Anselm Kiefer évoque ces femmes dans plusieurs de ses œuvres. On pense également à son œuvre Résurrection, créée en 2019 pour le couvent de La Tourette : 50 m2 de gravats et de blocs de béton au milieu desquels de grands tournesols blancs s’élevaient dans le ciel, signes d’une vie qui reprend. La ruine comme point de départ d’une nouvelle vie. D’un nouveau jour.

L’œuvre de Jean-Marc Cerino est une longue réflexion sur l’Homme et sur sa place dans la société comme dans l’Histoire. L’artiste réalise avec cette peinture un travail de reprise à partir d‘une photographie orpheline. En effet, pour ses peintures sur verre, l’artiste a mis en place un rituel à partir d’images photographiques qu’il achète pour l’essentiel via des sites de vente en ligne. Après avoir retenu une photographie, il en reprend l’image en peinture, comme pour en fixer l’empreinte mémorielle, comme pour en révéler les non vues. Ici c’est un regard teinté de mélancolie hivernale qu’il nous propose.

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Le travail de Jean-Marc Cerino a donc à voir avec la mémoire : amasser des images, les soustraire au flot continu du trop-plein, choisir celles qui portent en elles la trace d’un passage, d’une histoire, mais qui échappent en même temps à toute narration.

Des photographies silencieuses, mais habitées, auxquelles il s’agit de redonner par la peinture une densité que l’instantanéité photographique pourrait avoir ôtée.

Berlin – 1945 évoque un monde fragile, ruiné, brisé, mais qui coûte que coûte résiste.
Un nouveau jour.

Frère Marc Chauveau – janvier 2024

Une vitrine d’exposition et des mécanismes du regard

Le sens donné par Marc Chauveau n’est pas la visée initiale de l’artiste bien qu’il l’ait jugé pertinent lors du vernissage de l’exposition le 10 février.
La force de cette œuvre, son interprétation et sa perception tiennent aussi à d’autres facteurs.

La sobriété d’une mise en scène, un étrange retour

La galerie Saint-Séverin est un espace d’expérimentation étonnant en dépit de sa petitesse : une simple vitrine. En 2024, la scénographie choisie pour « Un nouveau jour » contraste avec celle de « Vitrine » choisie par Thibault Lucas (Lire V&D) où l’œuvre occupait tout l’espace de la vitrine, de manière abstraite.

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Ici la peinture sur verre en N&B accrochée sur le mur blanc du fond retrouve les traits d’une photo vue depuis l’espace public, avec sa marie-louise blanche très grande, derrière le verre de la vitrine : tout permet de concentrer le regard sur un unique objet.

La vitrine opère alors étrangement un retour au médium choisi initialement par Jean-Marc Cerino.

Le changement de médium, comme force accrue d’une œuvre

Si l’on expose une peinture ou une photo, le médium contribue généralement à expliciter le sujet de l’artiste.
Mais quand un artiste utilise un médium à la place d’un autre, il crée un trouble du regard et oblige à questionner l’au-delà de la représentation.

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C’est notamment ce que fait Richard Longo qui rivalise avec la photo en utilisant toutes les possibilités du fusain dans ses paysages gigantesques ou ses faits de société. Lire article V&D Richard Longo, Lumineuse inquiétude )

« Ses images d’un noir profond et visant à la perfection troublent le visiteur, car il ne sait pas si c’est de la photographie ou du dessin tant elles sont précises et dotées d’une présence physique fascinante. […] Le noir et blanc lui donne l’impression de tenir un langage de vérité, sans concession. Le noir amplifie le tragique de certaines situations et du climat politique. » (J.D.)

Jean-Marc Cerino, lui, part d’une petite photographie achetée 20€ sur e-bay, l’agrandit en peignant sur verre, sans rien ajouter ou retirer. Mais la peinture qu’il utilise et la bombe acrylique sur l’envers du verre créent un flottement perceptible dès que l’on s’approche. L’artiste décale le sens de la photo de 1945, en change la valeur, notamment financière, et l’effet vitrine opère ainsi un nouveau déplacement artistique, la photo en mémoire, et la rend actuelle.

La ruine allemande aujourd’hui

Notre actualité nous sature en images de ruines de villes détruites par des bombardements, à Gaza, en Ukraine. Mais la photo initiale de Jean-Marc Cerino montre une ruine déjà ordonnée, un après-guerre où une société se reconstruit, mêlant anciens nazis et ceux qui ont survéu, accueillant les Allemands repoussés des pays de l’Est.  L’espérance y serait possible, elle a démarré.

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Tel est l’objet du livre de Harald Jähner, Le temps des loups, L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) – Actes Sud 2024. Or, la photo de couverture de l’édition allemande est une autre vision de cette époque. Un homme, dans les ruines de Fribourg, de dos lui-aussi, allant faire ses courses.

L’écrivain se posait une question différente de celle de Marc Chauveau « Je me demandais quelle sorte de personnalité avait cet homme que je voyais de dos. Toujours un nazi acharné ? Un homme qui se sentait libéré ? Qui savourait sa liberté en dépit de la misère et de la faim ? [1]» Même temps de la photo, même cadre urbain, deux regards pour des interprétations totalement différentes (spirituel/social), à partir de deux personnages aux postures différentes (la femme élégante/l’homme aux vêtements normés), pourtant si proches visuellement.

La ruine. Un sujet de l’art

Si la force de l’œuvre de Jean-Marc Cerino s’exprime avec autant d’efficacité, c’est probablement, parce que ce thème porte une question anthropologique s’adressant immédiatement à tout un chacun. “Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence.” écrivait Chateaubriand dans le Génie du Christianisme. Voir et Dire a souvent écrit sur ce thème notamment Brian Maguire. Aleppo 2et 5, Khaled Dawwa et sa splendide exposition sur la ville de son enfance « Voici mon cœur ! », ou encore l’exposition marquante de Marajan Teeuwen, à Arles 2019 , Destroyed House.

C’est ainsi que le musée des Beaux-Arts de Lyon propose une grande exposition synthétique « Formes de la Ruine » (1er décembre 2023- 3 mars 2024), dans laquelle trois œuvres de Jean-Marc Cerino sont d’ailleurs accrochées.

Jean Deuzèmes

Éléments biographiques

Jean-Marc Cerino                                                
Né en 1965, vit et travaille à Saint-Étienne.

Il expose régulièrement en France et à l’étranger. Ses œuvres sont conservées dans de nombreuses collections publiques : musée d’art moderne de Saint-Étienne, musée des Beaux-Arts de Dole, comme ceux de Bourgoin-Jallieu et de Villefranche-sur-Saône et dans plusieurs FRAC.

Il crée trois œuvres sur verre pour l’exposition Marie-Madeleine contemporaine à Toulon puis Lille, en 2004 et 2005, et deux commandes pour des édifices religieux ; il conçoit en 2007 les deux vitraux du chœur et l’autel de l’église de Vassieux-en-Vercors et en 2011 il conçoit le réaménagement complet de la chapelle du P. Lataste, incluant la création d’un vitrail, pour les Dominicaines de Béthanie à Montferrand-le-Château.

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Marie-Madeleine, “Je ne suis que cela, mais je suis tout cela“, 2011, grisaille traditionnelle sérigraphiée et cuite sur un verre dépoli, 216 x 150 cm, Chapelle du Père Lataste, Couvent des dominicaines de Béthanie, Monferrand-le-Château, 2011. Photo © DR

Retrouvez Jean-Marc Cerino :

sur le site de la galerie Sator :  
et sur le site de Narthex :

– Christine Blanchet-Vaque et frère Marc Chauveau, o.p.,  Jean-Marc Cerino – Artiste Plasticien , juin 2010

– Frère Marc Chauveau, o.p., La chapelle du Bienheureux Jean-Joseph Lataste par l’artiste Jean-Marc Cerino à Montferrand-le-Château »,  juin 2012

Exposition visible jour et nuit, 24h/24 et 7j/7, du 17 janvier au 24 mars 2024, à la Galerie Saint-Séverin.

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain » 


[1] Entretien à Libération, 8 février 2024. :
Un homme traverse un quartier terriblement détruit de Fribourg. On ne voit que des décombres mais la rue est si bien nettoyée et les décombres si soigneusement empilés au pied des ruines que cette scène apocalyptique semble de manière troublante propre et ordonnée, et presque habitable. En quelque sorte typiquement allemande. Et puis il y a le pas résolu de cet homme et le panier à son bras : il semble vraiment penser qu’il trouvera quelque chose à acheter dans ce désert de ruines abandonnées. C’est difficile à croire pour nous mais, à cette époque, il était tout à fait possible qu’il y ait au coin de la rue une boutique rudimentaire. Mes sentiments envers cette photo changeaient tous les jours. Je me demandais quelle sorte de personnalité avait cet homme que je voyais de dos. Toujours un nazi acharné ? Un homme qui se sentait libéré ? Qui savourait sa liberté en dépit de la misère et de la faim ? 

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