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Marie-Noëlle Décoret. La lumière luit…

« La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie » est à la fois une phrase de Jean (1,5) et le titre de la nouvelle œuvre de la galerie Saint-Séverin, dévoilée à Pâques. Une photographie, une évocation, une invitation. La chronique de Jean Deuzèmes

Une mise en scène urbaine du vide et de la lumière.

Une petite rue piétonne, deux percées en vis-à-vis : la porte de l’église Saint-Séverin et la vitrine carrée de la galerie du même nom.

D’un côté, la splendide colonne torse éclairée de blanc en permanence et les vitraux bleus contemporains de Bazaine dans la courbe des piliers du chœur.

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De l’autre côté, une grande photo noire et blanche, non plate mais courbe, d’où jaillit une tache de lumière : l’auteur photographique n’a pas mis en avant le nom d’origine[1] et a laissé le commissaire prendre pour titre celui d’un verset de saint Jean. Visuellement le sujet, la lumière, transperce littéralement le petit espace de la galerie et son sens transperce l’œuvre.

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Il s’agit d’un tunnel (de chemin de fer) creusé de main d’homme au siècle dernier, un cliché parmi toute une série sur ces ouvrages d’art. On peut le voir aussi comme un caveau à hauteur des yeux du spectateur, un vide transfiguré par le talent de la photographe. On croit à cette image, on s’y croit. Le vide n’a-t-il pas été le déclencheur de la foi en la résurrection.

Une expérience spirituelle en plein Paris, aujourd’hui

Le sujet de l’œuvre : Le « bout du tunnel » dans l’expression commune / la lumière, celle qui surgit de beaucoup de peintures de tombeau de résurrection ?

« Ici, l’accrochage de la photographie et le tirage numérique en panoptique sont une invitation à entrer dans l’œuvre et à passer des ténèbres à la lumière. L’image exposée est aussi le rappel de l’espérance qu’au cœur de toute ténèbre, une lumière luit. À Pâques la lumière de la vie a resplendi dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie. » Frère Marc Chauveau, commissaire.

Dans la précédente exposition, le commissaire avait déjà fait naître l’espérance dans des ruines. Mais la lumière était absente de la photo alors que le titre de l’œuvre de Jean-Marc Cérino l’évoquait en creux : « Un nouveau jour ». Une femme portait le message, alors que dans la photo actuelle, le vide emplit le cliché, le sens est lumineux.

Marc Chauveau avait déjà proposé à Marie-Noëlle Décoret de travailler sur la lumière dans le couvent de la Tourette, réalisé par Le Corbusier. Une exposition très sensible, « Du visible et du seuil à l’invisible perte » (2007) en était issue. 

Ci-contre : Couvent de La Tourette
Cellule 11, 21 décembre 2014

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En 2024, il s’agit d’une toute autre architecture : une vitrine presque cubique aux cinq murs blancs, la seule ouverture étant la vitre tournée vers le spectateur.

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Une surface courbe photographique de 80 x 120cm y a été glissée, le noir se bat avec le blanc dans une perspective nouvellement créée.

La couleur noire et les détails sont vaincus par l’irradiation du rayonnement blanc, le panoptique permet de tout voir d’un coup d’œil.

Dans ce combat de la perception, la couleur est exclue. En outre, l’œuvre n’est qu’une « petite » représentation de l’original (190 x 280) où l’homme aurait eu la sensation de pénétrer et de se retourner, et de faire une expérience analogue à ceux qui coururent jusqu’au tombeau (Jean 20,8).

Le long titre relie l’ensemble au temps pascal.

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Un dévoilement a eu lieu la nuit pascale, car la vitrine a été cachée par de la céruse blanche durant les jours saints avant que la pierre / l’opacité du blanc soit « roulée » pour ceux qui sortaient de Saint-Séverin après la vigile. Une scénographie et une performance de fait, mais toujours sans présence humaine.

(Ci-contre photo de Martine Sautory)

Versus peinture de paysage

L’œuvre de Marie-Noëlle Décoret est un paysage particulier. Un rapprochement paradoxal peut se faire avec célèbre tableau de Carl David Friedrich,  « Voyageur contemplant une mer de nuages »[2] (1818).

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Un homme de dos, en costume avec sa canne au sommet d’une montagne regarde la Mer de Glace ; l’artiste romantique par excellence doit équilibrer ce qu’il voit devant lui et ce qu’il voit en lui. En plaçant ce personnage en premier plan, le peintre allemand met le spectateur à la place du sujet peint, lui-même identifié à l’artiste.

L’homme n’exprime ni possession ni domination sur ce qu’il voit. Il est dépossédé, c’est un « Wanderer », un marchant, un pèlerin qui, par ses pérégrinations, pense, la nature comme figure spirituelle, symbolique d’un rapport au monde ; l’expérience prime sur sa maîtrise.

L’œuvre de Marie-Noëlle Décoret est à l’opposé de cette toile, mais elle en est très proche aussi. Car ce tunnel est un paysage minimal. Comme elle le dit, non sans humour, cette photo en argentique (et non numérique), noir et blanc, lui a pris 18 ans de conception. Il y a de l’énergie conceptuelle chez elle, car c’est la lumière qu’elle cherche toujours à photographier, une tâche impossible, une quête permanente pour les photographes qui veulent prendre comme sujet ce qui est extérieur au cliché et le permet.

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La « lumière luit » semble donc l’antithèse de la peinture et encore plus de la peinture du XIXe. Au ciel romantique se substitue la noirceur de la terre envahie de lumière. Il n’y a pas d’humain dans ce tunnel fait par des hommes, mais pourtant la photographe met le spectateur à sa place, à la place de l’appareil moyen format.

C’est l’objectif même transposé de Carl David Friedrich en photographie.

Elle-même est une « Wanderer » qui, avec ses lourds matériels, a sillonné les montagnes pour repérer les tunnels et leurs qualités.

Or l’expérience commune de ce type de paysage oscille entre l’éblouissement et la cécité, lorsque le bout est si loin que le sombre domine tout.  Comme le peintre romantique, la photographe doit équilibrer des visions.

À l’inverse des peintures de tombeau de résurrection, avec de multiples personnages possibles ,la photographe ne prend pas son cliché de l’extérieur mais de l’intérieur. Le spectateur-sujet  ne regarde pas un intérieur par définition totalement sombre, mais l’artiste lui propose de faire l’expérience virtuelle d’entrer, et de changer son regard en se retournant. Une expérience visuelle.

Avec le même verbe, Jean écrit une toute expérience « Ayant dit cela, Marie Madeleine [ qui se penche sur le tombeau] se retourna[3] ; elle aperçoit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus »(Jean, 20,14) et encore « S’étant retournée, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! », c’est-à-dire : Maître. » (Jean, 20,16)

Une photographie quasi impossible

Avec un temps de pose de 20 minutes, Marie-Noëlle Décoret a fait ses photos, forte de son expérience, mais sans nier l’aléa du résultat. C’est donc ici l’opposé de Carl David Friedrich : elle s’est mise en retrait, mais l’impossible est advenu.
Personne n’était là au moment de la résurrection…C’est une expérience.

Dans le fond, cette photo voulue par le commissaire est d’une grande richesse ; on imagine la demande « choisis-moi un tunnel et nous pourrons tous en vivre les effets dans une mise en scène courbe, celle du panoptique ».

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Avec ses petits détails et ses grandes anfractuosités sombres, l’œuvre tient d’un minimalisme raffiné. Cette photo traduit le principe même de la photographie qui « prend corps » à partir d’une image mentale : « on est témoin de quelque chose qui nous interpelle et on définit l’endroit du paysage en résonance avec ce que l’on veut mettre en lumière. »(Pascal Mirande[4])

Curieusement, cette photo de paysage de nature peut éveiller d’autres résonances, car elle est placée au milieu d’un paysage urbain. En effet, il est étonnant de voir que certaines portes d’entrée se mettent en écho la nuit, à une différence près : la lumière ne vient pas du fond d’un couloir bouché par une autre porte.

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C’est de l’œuvre de Marie-Noëlle Décoret que se répand une expression de spiritualité. 

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain » 

Biographie

Marie-Noëlle Décoret vit et travaille en Bourgogne.
Elle entreprend en 1994 – lors de son séjour à Rome – une réflexion sur la perception visuelle qu’elle poursuivra par la suite dans différents travaux. Elle révèle avec subtilité la trace, la mémoire de la présence d’êtres, laissée dans des lieux : mots brodés en blanc sur des mouchoirs blancs ; traces de crucifix à peine perceptibles sur les murs d’une institution religieuse; vide pénétrant de chambres d’isolement en hôpital psychiatrique. Dans chacune de ces séries, on ressent une présence humaine en filigrane.
En 2006, elle réside au couvent de La Tourette – construit par Le Corbusier pour les Dominicains en région lyonnaise – et réalise quatre séries de prises de vue dans les cellules du couvent aux solstices et aux équinoxes. Même sujet, même cadrage, même protocole à chaque fois afin de mieux révéler les variations de la lumière dans l’architecture.
Le jeu de l’ombre et de la lumière est au cœur de sa série Tunnels, dont trois épreuves font partie des collections du Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou. Suivre le lien :
Plusieurs de ses œuvres figurent aussi dans les collections du Fonds National d’Art Contemporain, de la Bibliothèque Nationale de France, du FRAC Franche-Comté.
Pour en savoir plus, retrouvez Marie-Noëlle Décoret sur son site :

À voir du 28 mars au 25 mai 2024


[1] « 91 – Gontran » est le nom original de l’œuvre qui ensuite a été décliné en numérique.

[2] Origine de la photo de l’œuvre de Caspar David Friedrich — The photographic reproduction was done by Cybershot800i. (Diff), Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1020146

[3] Dans d’autres traductions, il est préféré « fut retournée », ce qui est probablement plus juste et utile dans tout commentaire du texte (remarque de Marc Chauveau).

[4] Pascal Mirand, «  La photographie a inventé des mythes et invente des paysages », dans Les inventions photographiques du paysage, PUR, 2016, p.137

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