Si vous, les chrétiens qui lisez ce blog, avez un jour la chance, oui la chance, de goûter au jambon cantalien “Florus solatium”, y reconnaîtrez-vous un effluve de sacré derrière son petit goût noisette ? C’est possible, puisque la ministre de la Culture vient heureusement d’autoriser, ad experimentum, la poursuite de l’affinage de cette noble partie du cochon dans le clocher de la cathédrale de Saint-Flour. Elle suspend ainsi la proposition des Bâtiments de France qui souhaitaient interdire cette pratique au 31 décembre prochain au prétexte “des coulures de gras chargées de sel, sur les planches du clocher qui les détérioraient, et en raison de la présence de mites alimentaires », faisant en outre état de problèmes de sécurité. Pourtant, il s’agissait d’une initiative lancée par le curé de la paroisse, destinée à financer la restauration de l’orgue du chœur et l’entretien de l’édifice. Et depuis 2022, près de trois cents pièces de ce produit d’exception ont été affinées dans la tour nord de la cathédrale, près des cloches, à une altitude de neuf cent dix mètres. Vendus entre vingt-quatre et cinquante-huit euros le kg pour une consommation haut de gamme, des grands restaurants aux tables élyséennes.

Clocher de la cathédrale de St-Flour- CCAS 4.0

Cet épisode, digne de Clochemerle, fait surgir plusieurs réflexions plus ou moins importantes. La première, bien connue, est que le clergé, affectataire des lieux de culte construits avant 1905, ne peut pas y faire n’importe quoi, même pour récupérer des fonds que l’État ne peut lui octroyer pour entretenir le bâtiment. La deuxième conduit heureusement à souligner la surveillance attentive et parfois vétilleuse de la direction des Bâtiments de France pour la protection du patrimoine et qui s’en plaindrait ? La troisième, qui mérite un plus ample développement, se rapporte à la délicate relation du profane et du « sacré » que porte tout édifice cultuel. Qu’il s’agisse du temps ou de l’espace dans un cas ouvert à tous, dans l’autre interdit à la plupart.

Au cours de l’époque médiévale et au temps de la première modernité, dans la civilisation chrétienne, pas nécessairement christianisée, la confusion était très fréquente entre la sphère profane et la sphère religieuse. La correspondance étroite entre le calendrier agricole et le calendrier liturgique s’y prêtait largement.
Pareillement, les fêtes et les manifestations processionnaires n’étaient pas en reste. Par exemple, le temps de Noël favorisa jusqu’au beau milieu du XVIe siècle des fêtes d’inversion, celle de Fous, quand les laïcs prenaient la place des clercs, comme celle de l’Âne ; cette dernière célébrée avec un rituel ad hoc autour du grison, au sein même des églises. Les processions pour leur part associaient allègrement dévotions classiques, démarches pieuses et débordements festifs souvent autour des sanctuaires où l’on pouvait danser la nuit entière. Il n’était pas rare que lors de la Fête-Dieu, le Saint-Sacrement fût accompagné d’effigies de démons ou de dragons, d’animaux vivants et de musiciens au répertoire incongru. De leur côté, les gestes pies comme les demandes d’intercession, collectifs ou individuels, mêlaient des signes de croix, des oraisons classiques à d’autres singularités beaucoup plus hétérodoxes qualifiées ultérieurement de superstitions. Il n’était pas jusqu’aux sanctuaires eux-mêmes pour servir de cadre à des actes mercantiles, à des libations ou à des utilités quotidiennes. En plein XVe siècle, la balustrade du chœur pouvait permettre le séchage des salaisons comme dans plusieurs paroisses du diocèse de Rodez. Déjà le cochon.

Fête des fous dans une cathédrale, gravure de 1752
Wikimédia Commons PD-Art

Or après les Réformes, cadres protestants et catholiques vont tenter d’éradiquer ce genre de pratiques. Bref, d’établir une séparation stricte entre le profane et le « sacré », chacun selon sa théologie. La tendance est particulièrement marquante pour les lieux d’église. Si, chez les réformés, c’est la communauté réunie autour de la Parole qui fait sacralité et non le temple lui-même, la perception est radicalement différente pour les fidèles romains. Sous l’influence grandissante des prêtres tenus pour des personnes sacrées et confirmés dans ce statut par le concile de Trente (1545-1563), l’église où ils officient va devenir un espace rempli d’une forte charge sacrale.

D’où la mise en place d’une police du territoire où l’on célébrait « les saints mystères » dont il fallait désormais bannir, au moins en principe, les « indécences » du passé. Des statues de saints du terroir, dont les qualités d’intercession étaient mises en doute par les curés, jusqu’aux comportements irrévérencieux. S’organise alors une hiérarchisation spatiale des fonts baptismaux au chœur. Ce dernier séparé de la nef, bénéficie d’une valorisation extrême puisque s’y accomplit le ” sacrifice ” de la messe, mettant en synergie la physique de l’œil et la métaphysique de la perception. « Le chœur, aussi auguste que vénérable, écrit le théologien Jean Filleau, doit être réservé aux prêtres et à ceux qui ont été élevés aux ordres sacrés […] La dignité du sacerdoce veut qu’ils soient séparés du reste des hommes, qu’ils occupent la place la plus noble et la plus relevée. Dieu souhaite les avoir présents autour de son tabernacle ». Tout est dit pour un certain nombre de siècles !

Jubé du monastère royal de Brou – par Paul Hermans CC BY-SA 4.0

Dans l’épisode de Saint-Flour, c’est uniquement le clocher qui est en cause tout en étant partie intégrante de l’édifice religieux et longtemps lieu de pouvoir et donc de combat entre laïcs et clercs. Mais ici, à front renversé, c’est le curé qui prit cette initiative agro-alimentaire sans vraiment se poser la question de la séparation des fonctions du bâtiment. Et c’est sûrement une très bonne chose. Le jambon serait-il devenu un indice dans l’inflexion des priorités dévolues à la cathédrale ? Probablement pas, mais c’est quand même remettre un peu de « profane » dans un territoire « sacralisé ». Et quand, dans une église, on dresse des tables pour ceux qui n’ont rien, on accueille journellement et fraternellement tout un chacun, on y panse les blessures, n’est-ce pas alors que « le profane, devenant saint, reste profane » (Marie-Dominique Chenu) ?

Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

  1. Solange de Raynal says:

    Excellent, et on retrouve toujours ce sacré sacré du temps de la Réforme qui nous pèse tant aujourd’hui , bravo les Auvergnats !

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