C’était un soir, à la sortie du métro. Une foule de pressés émergeait dans la rue.
Un homme aux chaussures déglinguées faisait la manche en tendant la main.
Il avait dû voir passer des dizaines et des dizaines d’hommes et de femmes.
Beaucoup n’avaient probablement même pas eu un regard pour lui. Je me suis dit : – je peux au moins lui montrer que je le vois. Alors, je l’ai fixé en balançant ma tête de gauche à droite : non !
Lui aussi m’a fixée : – « sale juive ! » J’ai continué mon chemin, abasourdie.
Selon ce monsieur, qui est un juif, une juive ? N’importe qui à condition d’être radin.
Les juifs, les juives ont de l’argent mais refusent de le partager même quand c’est pour quelque chose d’utile. Ce sont des gens qui amassent et gardent tout. Ils sont donc souillés, mauvais, sales comme on appelle « sale temps » une grise journée de pluie.
Pour moi, les juifs sont les descendants d’Abraham, côté Isaac,
les inspirés du monothéisme et les extraordinaires auteurs de la Bible.
Des juifs ont compté dans ma vie.
Des anonymes comme mes voisins qui ont invité tout l’immeuble à la bar-mitsvah de leur fils, un rabbin qui a accueilli mes enfants chrétiens dans sa synagogue comme tous les autres enfants, avec un paquet de bonbons, la nounou de mon petit frère qui avait son numéro de déportée tatoué sur le bras, une prof d’histoire inoubliable qui a orienté mes études…
Des personnalités célèbres : Proust, Max Jacob, Mendelssohn et Mahler, ont ouvert ma vie à des enchantements. Yehudi Menuhin, Barenboïn, Arthur Rubinstein, Pissaro, l’“anar“, Modigliani et Chagall qui m’a fait goûter le bonheur de la contemplation. Monsieur Badinter, Emmanuel Levinas que j’étais tellement étonnée de joindre directement au téléphone que j’en suis restée coite, Goscinny avec son Astérix, Bob Dylan avec Blowin’ in the Wind, Gainsbourg, Claude Lanzmann, Spielberg avec Jurassic Park et La liste de Schindler, Dany Cohn-Bendit dont toutes les « sorbonnardes » de 1968 étaient amoureuses, Zuckerberg avec Facebook, et des femmes : Lucie Aubrac dont le nom est désormais celui d’une station de métro parisienne, Hélène Lazareff, journaliste fondatrice de ELLE, Simone Veil, bien sûr et la toute première, dont mes parents m’ont donné à lire le journal : Anne Frank.
Et je n’ai pas encore nommé le juif le plus important de ma vie :
Jésus Christ.
Qui prétendrait que tous ces gens-là seraient des nantis près de leurs sous ?
Qui oserait dire que tous ces gens-là sont de trop sur terre ?
Seulement voilà, le temps s’est figé le 7 octobre 2023.
Et l’on a recommencé à tout mélanger, juif, affaire Dreyfus, shoah, Israël, sionisme, antisémitisme, palestinien, arabe, islam, nakba, immigrés, attentats… 7 octobre 2023, un jour terrible de brutalité, de haine et de barbarie du Hamas pendant lequel près de 1.200 israéliens, de simples civils, ont péri, d’autres blessés et d’autres pris en otages. Cela aurait dû être la dernière manifestation brutale entre Israéliens et Palestiniens ! Ce fut un deuil terrible pour les habitants d’Israël qui a entraîné une catastrophe : une vengeance destructrice. Une destruction telle des bâtiments et des personnes que l’indignation s’est répandue car il est impossible d’ignorer les souffrances des innocents à Gaza. Il y a tant de douleur sur les visages.
Gaza, les terres palestiniennes et leurs habitants se sont effondrés.
En dépit de sa longue histoire, le peuple juif semble s’être effondré aussi.
Comment font-ils, tous ces Palestiniens, comment font-ils tous ces Israéliens
pour croire encore à la vie ?
Après un tel ébranlement, auront-ils la force de dire que l’avenir est plus important que la mémoire ?
Sauront-ils, saurons-nous recoudre de telles déchirures ?

Ce sont les juifs qui nous l’ont transmis :
nous sommes tous
les gardiens de nos frères.
Nous pouvons procréer
mais sommes-nous capables
de fabriquer de l’humanité ?
Le pauvre gars qui faisait la manche à la sortie du métro mesurait-il le poids de ses paroles ?
La prochaine fois qu’un homme me demandera des sous, je crois que je lui en donnerai, juste pour qu’il ne dise pas d’autres mots que merci.