Fragiles, c’est la première impression que l’on ressent face à Jacques et Cécile Denantes appuyés sur leurs déambulateurs. La première impression n’est pas la bonne, pas du tout.
Jacques et Cécile, nonagénaires, habitent au sixième étage d’un immeuble dont l’ascenseur ne monte qu’au cinquième. « Mon kiné me fait monter des marches pour m’entraîner » explique Cécile, l’air de dire qu’elle ne voit pas l’intérêt de s’y attarder.
Des tours et des détours
Dans la tiédeur de juin, Jacques raconte : « Je suis ingénieur XPonts. À la fin de mes études, j’ai été nommé au Maroc, responsable d’un gros chantier. Je n’avais aucune expérience. Sur place, un subordonné m’a formé en me tenant la main. Deux ans plus tard, j’ai été affecté en Tunisie, juste devenue indépendante. J’étais chargé d’y créer une antenne de la SCET-Coopération, elle-même filiale de la Caisse des dépôts. Nous avons recruté de jeunes ingénieurs et travaillé sur des projets de barrages et des aménagements touristiques. Jacques cite Djerba puis Mahdia, une citadelle au sud de Sousse. C’est un ancien comptoir punique construit sur une presqu’île, passé entre les mains des romains, des byzantins, devenue capitale des califes fatimides. « Pour la mosquée et l’imposante forteresse nous avons collaboré avec un grand architecte passionnant. Ce furent sept belles années dans un pays accueillant. » Cécile acquiesce : « c’était une période heureuse. Les collègues de mon mari sont devenus des amis. » Puis Jacques et ses collaborateurs sont envoyés à Chypre préparer un plan d’aménagement touristique.
En France, la croissance urbaine est rapide. Jacques est rappelé par la SCET qui met en place un réseau de sociétés pour aider les municipalités à maîtriser leur développement. Le couple s’installe à Paris, dans le 13ème arrondissement. Cécile s’occupe de leurs cinq enfants tout en commençant à s’investir dans le relogement de familles en difficulté. Jacques accompagne des villes du nord Nord : Roubaix, Mons-en-Bareuil, confrontées à une délinquance alimentée par le chômage des jeunes. Un accompagnement entrecoupé par un stage de formation au management à Harvard.
« Il fallait remettre les jeunes au travail. Les lois de 1968 sur la formation continue, établissant une obligation pour les entreprises de participer au financement de cette formation, ouvraient des possibilités. » Avec l’appui de la Caisse des dépôts, Jacques a participé à la création d’une association dont le but était d’aider les jeunes à trouver un emploi. L’expérience a commencé en Seine-Saint-Denis et s’est poursuivie dans les départements demandeurs. « J’ai vécu six années très dures. Il fallait constituer et encadrer des équipes de formateurs, mettre en place des formations alternées et, sans cesse, solliciter les entreprises pour obtenir des fonds. Dur ! Mais on voyait des résultats. » (Jacques a raconté cette expérience dans deux livres parus chez l’Harmattan)
Comme 80% des jeunes pris en charge étaient issus de l’immigration, Jacques, à la retraite, s’est retrouvé… à la télévision ! « Il s’agissait de participer à une émission hebdomadaire sur FR3 : Mosaïque, s’adressant aux immigrés et parlant d’eux. Cela n’a duré que deux ans même si l’émission, elle, en a duré dix. »

Mission impossible
Cécile hoche la tête : « Je suis assistante sociale mais, entre nos voyages et nos enfants, je n’ai pas exercé mon métier. En revanche, j’ai beaucoup travaillé comme bénévole. » Jacques l’interrompt pour préciser qu’elle s’est spécialisée pendant trente ans dans le relogement. Alors, elle parle sans détour. « J’ai vu des gens mal logés : une famille de dix personnes dans une pièce, une famille avec trois enfants mise à l’abri la nuit mais à la rue de 9 h du matin au soir et qui se battait pour que les enfants fréquentent l’école. Je téléphonais aux chefs de service du ministère après 18 h, quand les employés étaient partis, jusqu’à ce qu’ils cèdent. Du “harcèlement” ! Aucune assistante sociale ne pourrait se le permettre ! » Jacques rit : « Cécile est excellente au téléphone ! » Elle reprend : « Il fallait des documents, des photos, il manquait tel ou tel papier. J’ai essuyé beaucoup d’échecs mais j’ai relogé cinquante familles. Avec l’association Habitat et humanisme, fondée en 1985, par le promoteur immobilier devenu prêtre, Bernard Devert, et l’aide du psychologue Bernard Demers, nous avons réussi quelques relogements magnifiques. Nous avons dégoté un six pièces pour une grosse famille. Je suis encore en contact avec une autre qui venait d’Algérie. Ces gens sont passés d’une pièce à sept. Jacques s’occupait en accompagnement scolaire d’un de leurs garçons, très brillant, Imed. À la fin du collège, les profs voulaient l’orienter vers un lycée professionnel, la voie normale pour un immigré ! Jacques s’est déplacé, a plaidé : « Et si c’était votre fils ? » Il s’est finalement inscrit dans un lycée catholique réputé, est entré en prépa, à Sciences Po, à l’école de la Banque de France. Il y a la responsabilité sociale des entreprises et il est président de l’association qui l’a accompagné. »
Des explorateurs de paroisses
Vers 1976, le couple a déménagé rue de Courcelles. Après avoir vécu les années Vatican II avec les Dominicains de la rue de la Glacière, ils se sont présentés dans leur nouvelle paroisse. Avec le curé en place, ils ont lancé, un conseil paroissial. Le curé a été muté, un nouveau nommé qui a aussitôt supprimé le conseil. « Alors, nous avons parcouru les paroisses de Paris dimanche après dimanche. Un jour, nous sommes entrés à Saint-Merry. L’évangile portait sur les pèlerins d’Emmaüs. Le célébrant, pour le sermon, a déplacé l’assemblée dans une chapelle où un tableau représentait la scène et l’a commenté. Il s’appelait Xavier de Chalendar. Nous avions trouvé le lieu : le Centre Pastoral Halles-Beaubourg. Nous ne l’avons plus quitté. Nous y avons connu Antoine Delzant, le successeur de Xavier. Nous avons suivi ses cours de bible avec grand intérêt. Il nous a initié à l’Ancien Testament, nous qui ne lisions que les évangiles. C’était un Saint-Merry magnifique. Antoine est devenu un très grand ami. Nous l’avons accompagné jusqu’à sa mort à la Salpêtrière. Est venu ensuite un aumônier des forains, je me souviens de Gérard, et du basque Jesus. On n’a pas “accroché“ avec Jacques Mérienne et un autre prêtre, Daniel, journaliste, qui est peu resté. L’aumônier de l’hôpital Bretonneau nous a parlé du nouveau prêtre, un américain qui travaille chez des sœurs mais, comme on se déplace difficilement, on ne le connaît pas bien. »
Jacques intervient : « Ce qui nous a beaucoup enrichi, c’est la préparation des messes, deux heures de travail collectif. Nous n’avions pas d’engagement permanent au CPHB mais c’est là que nous puisions notre force pour vivre. Nous avons noué beaucoup d’amitiés. » Cécile renchérit : « Qui n’a jamais participé à une préparation de messe ne sait pas ce qu’est une messe. Participer à la préparation des messes change tout. C’est ça, Saint-Merry : être acteurs. L’assemblée compte beaucoup de gens compétents ! On y rencontre des femmes capables de prendre des responsabilités dans l’Église. Moi, il y a longtemps que je leur aurais passé l’étole de diacre ! Mais l’Église ne les reconnaît pas. L’Église n’avance pas. Elle nous a chassés, délogés. Je savais qu’on pouvait être expulsé d’un logement, d’un pays, mais d’une église, je ne l’avais jamais imaginé. C’est une totale incompréhension. Et je suis déçue, il y a tellement d’églises vides dans Paris, impossible d’en trouver une pour nous ? »

Des croyants en l’humanité
Jacques et Cécile ont cinq enfants, dix petits-enfants, et sept arrière-petits-enfants. « La plupart ne sont pas baptisés. Au début, nous en étions troublés. Puis, nous avons lu Joseph Moingt : à quoi bon aller à la messe tous les dimanches, si vous n’aimez pas votre prochain…
« Nos enfants sont portés bien davantage sur les questions sociales que sur l’Église qui les déçoit beaucoup. » Cécile précise : « J’ai longtemps eu peur qu’ils soient révoltés contre l’Église ; pas du tout ; ils ont pris le large, calmement. Une de nos filles, médecin, est très engagée avec les gens de la rue. Une autre, en opposition à l’Église, a adopté un jeune Sénégalais. La dernière, documentaliste à la radio, est très sensible aux questions sociales. Sur la terre humaine se déroule une histoire dramatique. Notre fils médecin s’est engagé à Gaza. Nos enfants sont concernés par les injustices dont les victimes sont si nombreuses ; nous en sommes fiers. »
Les minutes passent. L’interview s’achève. Jacques rejoint son fauteuil en lançant une dernière phrase. « Notre plaisir, notre satisfaction, ce sont nos enfants. Ils ont tous une fibre sociale. Ils laissent l’Église à ses lourdeurs et ses lenteurs. Mais ils veulent une société juste. Ils agissent pour que chaque personne ait sa place dans la cité et dans le monde. Ce sont de grands croyants en l’humanité. » On se demande à qui ils ressemblent… Jacques et Cécile ont longuement évoqué les leurs hier. Les jours, les mois, les années ont passé. Ils sont des gens d’aujourd’hui. Dans leurs paroles, dans leurs désirs de jours meilleurs pour demain, ils n’ont rien perdu de leur éclat.


Merci Joëlle pour cette interview qui nous rend tellement bien présents Jacques et Cécile, souvent trop discrets et que que nous allons continuer à submerger de questions !