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Avons-nous trahi Jésus en le faisant Dieu ?

Les articles qui ne pourraient être considérés comme l’expression de la communauté sont publiés dans cette rubrique Tribune, ouverte aux expressions et prises de position individuelles.

En juin dernier, est paru sur le site Protestants dans la ville cet article repris depuis par Garrigues et Sentiers et Nous sommes aussi l’Église, dont notre site relaie de temps en temps les textes inspirants. Sa teneur nous parait effectivement mériter une large diffusion, les mots de Michel Leconte exprimant avec clarté et simplicité un questionnement christologique partagé dans notre communauté.

Jésus de Nazareth, ce prophète galiléen, homme libre parmi les hommes, a bouleversé l’histoire. Jésus de Nazareth, tel que le reconstituent les historiens et de nombreux théologiens du XXe et XXIe siècle comme Christian Duquoc, Edwards Schillebeeckx, Jacques Pohier, John Dominic Crossan, José Antonio Pagola, ou Jens Schröter, fut un homme libre, enraciné dans la tradition prophétique d’Israël. Il parlait au nom de Dieu, non pas comme un messager lointain, mais comme un frère, un compagnon de route. Il dénonçait les injustices religieuses et sociales, prônait la proximité du Royaume, et appelait à vivre une humanité réconciliée.

Mais que reste-t-il aujourd’hui de son message vivant, de sa radicalité prophétique ? À force de dogmes, d’adoration, de métaphysique, n’avons-nous pas trahi celui qui ne demandait pas qu’on le prie, mais qu’on le suive ? N’avons-nous pas transformé une existence humaine offerte en chemin de libération en une figure divine inaccessible — une exception ontologique ? En d’autres termes : avons-nous fait de Jésus un Dieu pour mieux éviter d’avoir à nous inspirer de son esprit ? Mais dès les premiers siècles, cette foi vivante s’est structurée dans un monde gréco-romain où l’idée de dieux incarnés, de demi-dieux, de sauveurs divins, était familière. On a donc peu à peu hellénisé la foi, transformant le souvenir d’un homme libre en un être divin, deuxième personne de la Trinité.

Un homme, pas un dieu

Les évangiles ne montrent jamais un Jésus revendiquant la divinité ni aucun titre prestigieux comme messie ou fils de Dieu. Il se dit peut-être fils de l’homme, non Dieu incarné. La déclaration de Pierre en Matthieu 16, 16, est une proclamation dans l’après-coup de la résurrection. Jésus est un homme soumis comme tous les êtres humains à la finitude ; sa puissance et sa liberté sont limitées ; il a des moments d’angoisse et de doute ; il est sujet à l’erreur, comme le montrent ses paroles sur l’imminence de la fin des temps, et le choix de Judas comme disciple. Il n’exige ni culte ni prosternation, mais appelle à vivre autrement, à faire advenir ici et maintenant le Règne de Dieu — c’est-à-dire un monde réconcilié, un monde de paix, de justice et d’amour, libéré des puissances aliénantes de domination, religieuses ou politiques.

Son autorité ne venait pas de son essence, mais de sa manière d’être : parole libre, gestes de guérison, refus de l’exclusion, proximité avec les sans-espoirs, les blessés de la vie, ceux qui étaient considérés comme des pécheurs par la religion de son temps. Il n’a rien fondé, rien écrit, et s’est laissé crucifier sans revendiquer aucun statut divin ; c’est l’ordre politico-religieux qui l’a assassiné. Il n’a donc rien d’un dieu païen venu faire le spectacle. Il a tout d’un homme habité par une présence, par un souffle, par une passion pour l’humain au nom de son Dieu. Jésus est un homme dans lequel la fidélité à l’amour divin s’est manifestée avec une intensité inégalée.

Jan Vermeer, Jésus dans la maison de Marthe et Marie, 1656, National Galleries of Scotland, Edinburgh.

La grande opération de capture

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Après sa mort, ses disciples ont fait l’expérience bouleversante que rien de ce qu’il avait semé n’était mort. Sa vie rayonnait encore. C’est cela, le cœur de la foi pascale : non pas un retour de son corps à la vie, mais une permanence spirituelle qui traverse la mort.

Hélas, au lieu de transmettre cette expérience, l’Église a progressivement figé le mystère. Dès le concile de Nicée (325), sous l’influence de l’empereur Constantin désireux d’unité politique et religieuse, ainsi que d’une pensée grecque obsédée par l’Être, on proclame que Jésus est « de même substance que Dieu » – un Dieu considéré comme Tout-puissant, impassible et omniscient – très loin du Dieu annoncé par Jésus. Le pouvoir politique (Constantin et les empereurs suivants) s’est emparé de cette divinisation pour faire de Jésus le fondement d’un ordre sacré, hiérarchique et impérial. L’Église a entériné cette déviation. À partir de là, la foi devient soumission à des dogmes et des croyances, et Jésus devient objet de culte plus que maître de vie. L’adoration du saint sacrement en est l’illustration la plus manifeste.

De la fidélité à la trahison

Ce que nous avons perdu dans ce basculement, c’est la subversion évangélique. Jésus n’était pas venu fonder une religion, mais ouvrir une ouverture dans le judaïsme rigide du premier Temple. Il n’appelait pas à le vénérer, à offrir des sacrifices, mais à vivre, aimer, pardonner, résister comme lui. En le divinisant, on l’a sanctuarisé, on l’a éloigné, on l’a couvert d’or et d’encens, de liturgie grandiose et de latin, on l’a rendu intouchable, donc inimitable. Non, Jésus ne s’est jamais présenté comme un Dieu. Il ne réclame pas l’adoration, mais l’imitation : « Suis-moi », dit-il à ceux qu’il rencontre. Il ne demande pas qu’on le prie, mais qu’on aime l’autre comme lui. Sa force résidait dans la radicalité de sa fidélité à l’humain, à la tendresse de Dieu, et à la liberté intérieure qu’il a manifestée jusqu’à la croix.

Comme le disait le théologien André Gounelle (1933-2025), critiquant les définitions de Nicée et de Chalcédoine, « Ce n’est pas Jésus qui est Dieu, mais Dieu qui est en l’homme Jésus. »

Cette nuance est décisive : faire de Jésus un Dieu, c’est se tromper de sens. Ce n’est pas sa nature divine qui sauve, c’est son humanité vécue jusqu’au bout, jusqu’à l’amour extrême, sans haine, sans vengeance, sans compromis. Dieu s’est rendu visible dans l’humanité de Jésus, dans sa manière d’aimer, de pardonner, de vivre la justice. C’est l’intuition d’un Paul Tillich : le Christ est la « transparence du divin », l’homme chez qui Dieu s’est pleinement manifesté. En Christ, Dieu n’est pas descendu sur terre, c’est un homme véritable qui a manifesté Dieu dans les conditions de notre existence. Jésus n’est pas un Dieu incarné, mais un homme en qui Dieu se laisse voir, entendre, percevoir. Il est la « parole de Dieu en action », le visage humain de Dieu et non pas Dieu fait homme, ce non en raison de sa nature, mais de sa fidélité radicale à l’amour. Autrement dit, « Jésus-Christ » est le nom de la rencontre entre Dieu et l’homme dans l’histoire de Jésus, non une essence divine métaphysique.

Cette divinisation empêche de saisir le message humanisant et libérateur de Jésus.

Christ En Majesté Retable Seu De Urgell Barcelone Musée Art Catalan Xxe
Christ en majesté, Retable de La Seu d’Urgell (XIIe s.), Musée National d’Art Catalan, Barcelone.

Redevenir disciples, non adorateurs

Le moment est venu de désidolâtrer Jésus. Non pour le rabaisser, mais pour le rendre à lui-même, pour qu’il cesse d’être le prétexte à une foi infantile, culpabilisante ou aliénante. Nous n’avons pas besoin d’un Dieu descendu du ciel, mais d’un frère qui nous montre comment vivre debout. Faire de Jésus un Dieu, c’est parfois chercher un garant extérieur à notre vie intérieure, un sauveur qui agit à notre place, un objet de piété qui rassure. Mais cela nous dépossède de notre liberté, de notre loi de responsabilité, de notre vocation à devenir ce que nous voyons en lui.

Le christianisme du XXIe siècle, comme le proposent des penseurs comme Jacques Pohier, Joseph Moingt ou Paul Tillich, appelle à revenir à l’événement Jésus, à la manière dont Dieu s’est dit en lui, sans se clore en lui.

Comme le disait Joseph Moingt : « Ce que les hommes ont cru voir de Dieu dans le Christ, ils ne le verront plus dans une personne séparée, mais dans ce que cette personne a inauguré. »

Et si aimer comme Jésus, espérer comme lui, croire en l’homme comme il y a cru, c’était cela, croire en Dieu ?

Alors oui, faire de Jésus un Dieu, au sens où l’Église l’a dogmatisé, c’est certainement trahir son Évangile.

Mais le redécouvrir homme, pleinement homme, c’est retrouver Dieu, autrement.

Michel Leconte

Sources https://protestantsdanslaville.org/wordpress/avons-nous-trahi-jesus-en-le-faisant-dieu/

Visages Christ
  1. Monika Sander says:

    Merci à Michel Lecomte pour ce texte, je n’espérais plus de lire ça un jour, entièrement d’accord avec ce qu’il écrit, il faut voir Dieu en l’homme Jésus. S’il existe un groupe de réflexion autour de Michel Lecomte, je serais heureuse d’y participer. Fraternellement Monika Sander

  2. Palfroy Nicole says:

    Merci de nous avoir communiqué ce texte si fort et si réconfortant.. Redonner à Jésus son humanité et non vouloir le diviniser, nous le rend bien plus proche, bien plus accessible.
    Nicole Palfroy

  3. Marcîhacy Benoît says:

    Bonjour,
    Merci infiniment pour ce beau texte de Michel Lecomte qui dit de façon particulièrement fine et precise, les idées qui sont dans l’air aujourd’hui mais qui peinent à voir le jour en raison de la puissance tutélaire occulte qu’exerce encore l’Eglise.
    Membre peu assidu faute de temps de Saint Merry hors les murs, je suis moi-mème l’auteur d’un livre « HORS-PISTE, un chemin de foi pour aujourd’hui » qui, à partir de mon parcours spirituel personnel, propose une vision de Jésus et de son message très proche de celle de M. Lecomte. Le livre est paru en 2020 juste avant le premier confinement. Pour ceux qui seraient intéressés, il est disponible sur le site de l’éditeur ENCRETOILE au prix de 19,50 €. Par ailleurs, je me suis lancé dans l’élaboration d’un deuxième ouvrage dont l’objet est de réécrire le CREDO de Nicée-Constantinople sur la base du postulat de départ suivant : « Impuissance de Dieu sur les choses, toute-puissance de la force de l’amour sur les coeurs ». Si cela intéresse certains, je pourrais apporter de plus amples précisions sur le travail en cours que je devrais terminer d’ici quelques mois. En tout cas, j’informerai notre communauté de la sortie du livre dont le titre provisoire est « CQFD, ce que la foi donne ». Merci de votre attention et bravo d’avoir osé publié le texte de Michel Lecomte.
    En liens avec vous tous.
    Benoit Marcîhacy

  4. Pingback:10 Aout 2025 Sainte Laure | Synode quotidien

  5. Un commentaire a été reçu par mail, (agrémenté de vitupérations contre la communauté de Saint-Merry Hors-les-Murs que nous ne publierons pas, selon les règles de modération du site qui ne laissent pas de place aux insultes) :
     » Michel Leconte est psychologue mais en rien théologien comme le présente St Merry.
    Heureusement qu’il n’est pas théologien !sinon la plupart des chrétiens fuiraient le Christ et le christianisme. Évidement que nous sommes tous pour souligner l’humanité de Jésus mais lui refuser la divinité c’est refuser tout simplement le christianisme; Nous avons là un exemple type d’idéologie religieuse ,une sorte de pauvre jésuologie.Cela équivaut aux vieilles querelles sur la théologie libérale d’un autre siècle! A coté de Mr Leconte un Renan est dix fois plus crédible et agréable à lire. je suis choque de voir St Merry oser proposer à ses lecteurs un tel texte avec une sorte d’admiration! la réponse d’I Berten sur la divinité de Jésus et sur la résurrection est évidemment excellente; La partie convergences est assez faible surtout quand on connait la compétence du théologien. »
    Réponse du site : Nous apprécions nous-aussi beaucoup Ignace Berten, c’est pourquoi nous l’avons sollicité pour cet article ; quant à Michel Leconte, il est pasteur protestant, ce qui atteste de quelques compétences théologiques nous semble-t-il.

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