Dieu me garde de porter un jugement sur la qualité cinématographique d’un film que je ne verrai pas, mais qui occupe pas mal de place et suscite, sinon la polémique, du moins le débat dans les médias pas seulement catholiques. « Sacré Cœur, son règne n’aura pas de fin » soulève quelques interrogations, ne serait-ce que par rapport à son succès mais pas que. Si j’ai bien compris le synopsis, il s’agit de proposer une réactualisation de la dévotion au Sacré Cœur de Jésus.

de Jésus par la Bse Marie du divin coeur
et sainte Marguerite-Marie Alacoque, 1922
Celle-ci participe de l’héritage de la mystique chrétienne, c’est-à-dire de l’expérience directe, unique, personnelle de ce que des historiens ou des théologiens ont justement appelé « la jouissance de Dieu ». Afin de traduire cette union quasi indicible avec le Tout-Autre, ces hommes et ces femmes ont usé de toutes les sources du langage et mobilisé des métaphores quasi sensuelles parfois rien moins qu’ambiguës. Les manifestations mystiques trouvèrent leur apogée au XVIIe siècle, avant de connaître un déclin relativement rapide.
Parmi les images dévotieuses mobilisées, celle de la mystique du cœur, expression de « l’humanité divine de Jésus » (Jean Eudes) apparaît à la fin du XIVe siècle avec Ludolphe le Chartreux mais s’épanouira surtout après les années 1550-1580 et sera soutenu par François de Sales, l’ursuline Marie de l’Incarnation et les jésuites. La visitandine Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690) s’inscrit dans ce mouvement à travers l’expérience qu’elle éprouva dans son couvent de Paray-le-Monial. Familière de flagellations et de mortifications extrêmes, cette religieuse relata ses visions de Jésus lui-même. Il lui serait apparu à plusieurs reprises entre 1673 et 1689. La première fois, écrit-elle, « Jésus me fit reposer fort longtemps sur sa divine poitrine, où il me découvrit les merveilles de son amour et les secrets inexplicables de son Sacré-Cœur qu’il m’avait toujours tenus cachés jusqu’alors qu’il me les découvrit. » Lors de chacune de ces visions, le Christ lui confiait un message à la fois pratique et spirituel. Par exemple, en 1674, il lui demanda de réparer les affronts faits à son cœur et au Saint-Sacrement par des exercices de dévotion spécifiques :

18e siècle, musée eucharistique du Hiéron,
Paray-le-Monial, Photo par Benjamin Smith
Toutes les nuits du jeudi au vendredi, je te ferai participer à cette mortelle tristesse que j’ai bien voulu sentir au jardin des Olives ; laquelle tristesse te réduira, sans que tu la puisses comprendre,
à une espèce d’agonie plus rude à supporter que la mort.
Et pour m’accompagner dans cette humble prière que je présentai alors à mon Père parmi toutes mes angoisses, tu te lèveras entre onze heures et minuit, pour te prosterner pendant une heure avec moi, la face contre terre, tant pour apaiser la divine colère, en demandant miséricorde pour les pécheurs, que pour adoucir en quelque façon l’amertume que je sentais de l’abandon de mes apôtres.
En juin 1689, dans une nouvelle requête, Jésus sollicite la religieuse pour qu’elle intervienne auprès de Louis XIV pour consacrer la France à son Sacré-Cœur. Sans résultat. Au-delà de ces attentes concrètes et comme l’évoque l’extrait ci-dessus, la mystique d’Alacoque diffusée par Claude La Colombière, mêle le cœur de chair et les souffrances du Christ, en raison des péchés de l’humanité passés et présents. Elle invite à une expiation des outrages permanents subis par le Rédempteur afin d’éviter le courroux du Père et sa juste punition. On retrouve ici certains traits de la pastorale de la peur et de la culpabilité mobilisées et rabâchées par l’Église durant des siècles.
Ce genre de manifestations durement critiquées par les jansénistes de l’époque et interprétés aujourd’hui par nombre de psychanalystes comme une forme de perversion ou de frustration sexuelle, pose quand même au moins deux types de questions au vu du succès cinématographique actuel.
D’une part, comment ces dévotions datées, très contextualisées dans leur contenu, peuvent-elles continuer de retenir l’attention spirituelle de certains de nos contemporains ? En effet, le message de Jésus dénonce à plusieurs reprises « les impies qui méprisent son amour ». Entendez les protestants, pourtant alors persécutés, qui refusaient d’adhérer à la présence réelle et donc à la dévotion au Saint-Sacrement. En outre, le vocabulaire des déclarations christiques « emprunte au langage politique de l’absolutisme pour justifier une soumission radicale à la majesté divine » (Marie-Elisabeth Henneau). À moins d’ignorer les conditions de son énonciation et de s’éloigner singulièrement de l’esprit de l’Évangile.

Basilique du Sacré-Coeur, Paray-le-Monial. Photo par Benjamin Smith
D’autre part, et sur un tout autre plan, la mise en avant de la figure d’Alacoque à travers ce film participe de son instrumentalisation de la part d’un catholicisme identitaire souvent agressif, en vogue dans notre pays et porté par certains mouvements de droite et d’extrême-droite, religieux ou non, qui rêvent d’abord de reconquérir l’espace public en captant des événements culturels afin de conforter les racines chrétiennes de la France et largement idéalisées.
Bien entendu, toutes celles et tous ceux qui ont vu et apprécié « Sacré Cœur » ne sont ni des fanatiques, ni des électeurs du Rassemblement National ou du micro parti d’E. Zemmour. Mais le fait que le film ait été distribué par une société détenue majoritairement par L’Emmanuel et que sa promotion ait été largement soutenue par des médias comme Valeurs Actuelles, Tocsin, Ligne Droite ou CNews devrait quand même interroger, afin d’éviter de nouvelles dérives.






Pingback:29 Novembre 2025 | Synode quotidien
Héritage de la mystique chrétienne dites-vous ? Une vraie mystique est épurée et n’a pas pour but de rechercher à vivre des expériences extraordinaires, sinon cette recherche conduit à bien des illusions et à des visions qui relèvent de la psychologie et ne peuvent qu’éloigner d’un vrai cheminement spirituel.
En tant qu’historien, j’ignore ce qu’est « une vraie mystique » !