Ghislain Lafont, qui a rejoint le Royaume du Père tout récemment, était moine bénédictin à l’abbaye de la Pierre-qui-Vire, d’où il a beaucoup voyagé de par le monde pour enseigner la théologie en français, anglais, allemand et italien. Il a publié toutes ces dernières années ses réflexions sur le fonctionnement de l’Église et ses propositions pour la réformer en profondeur, dans toute une série de petits ouvrages très accessibles, le dernier étant Le catholicisme autrement ? (Cerf, 2020), constitué à partir d’articles issus de ses dernières recherches.
Pour tout dire, la première partie ne m’a pas soulevée d’un enthousiasme particulier, parce que nous nous sommes habitués à la radicale nouveauté du langage d’un Joseph Moingt, (sans parler d’un Spong !), qui ont choisi de sortir de la rhétorique classique du monde catholique. Ghislain Lafont garde les catégories de pensée de la théologie traditionnelle, même s’il réinterroge ses concepts et ses interprétations. En l’occurrence, il commence par défricher les notions d’amour et de sacrifice expiatoire, à travers l’histoire de l’Église, et à partir des sources bibliques comme des textes conciliaires – mais aussi de Saint Augustin, de Saint Thomas ou du Pseudo-Denys.
Là où la créativité de sa théologie se révèle manifestement, c’est dès qu’il aborde ce qu’il appelle la pratique de l’Église. Autant un catholicisme de « sacrifice expiatoire » lui semble lié à l’idée de puissance, autant « l’amour désarmé » lui évoque la parole adressée par Dieu à un homme virtuellement à la même hauteur que lui. L’eucharistie est proposée à tous les hommes de bonne volonté « qui cèdent à l’impulsion intérieure de vivre pour les autres autant que pour soi ». Et il s’étonne alors de la propension à multiplier les célébrations eucharistiques, notamment pour ponctuer chaque entreprise, rencontre ou réunion pieuses, car, alors même que l’on vient de « commémorer réellement dans la vie concrète l’unique sacrifice du Christ, pourquoi le reproduire sacramentellement » ? Là-dessus je ne le suis pas totalement, en pensant à la dimension « repas fraternel » que constitue aussi l’eucharistie ; en revanche cela renvoie relativement dans les cordes les plaintes des évêques de France au moment du confinement, réclamant des messes à corps et à cris. Enfin, il ajoute que « nos célébrations sacramentelles seront d’autant plus vraies que leurs participants seront imprégnés de la Parole », – ce qui là-aussi réinterroge sur les distributions de communion organisées pendant le confinement, déconnectées de tout partage de la Parole.
Plus loin il évoque le cas de la concélébration, en distinguant les quelques cas où elle a du sens de tous ceux où cela revient à une juxtaposition inutile d’eucharisties, les divers prêtres présents pouvant aussi bien participer avec l’assemblée – ce qui m’a rappelé nos pratiques du CPHB, où le jeudi saint a longtemps été la seule concélébration pratiquée dans l’année, selon le principe que « tous célèbrent, un préside », la dizaine de prêtres parfois présente ne se sentant pas outragée de participer au sein de l’assemblée. Ce qui l’amène à parler des prêtres, avec cette question : « il est légitime de se demander si, pour une part, la crise actuelle du clergé dans les pays développés en attendant qu’elle se révèle ailleurs, n’est pas due à ce refus de changer quoi que ce soit à la figure actuelle du prêtre. » Se référant à Lumen Gentium, il montre comment, sans s’appuyer sur aucune référence ni à l’Écriture, ni aux pratiques des premières communautés chrétiennes, le texte distingue le sacerdoce commun du sacerdoce ministériel, lequel est aussitôt qualifié de hiérarchique puis de pouvoir sacré. Et il fait remarquer assez drôlement qu’on peut toujours dire que ces deux sacerdoces « participent de l’unique sacerdoce du Christ », il n’empêche que « quelques-uns ont le pouvoir, le sacré, le hiérarchique, et sont d’une essence qu’il faut bien qualifier de supérieure, tandis que les autres ne se distinguent que par leurs vertus » ; le tout basé sur les seules références de textes de Pie XI et Pie XII, et mettant en grand danger les prêtres qui se savent désormais « d’une autre essence que les fidèles. »
Pour le discernement des vocations sacerdotales, Ghislain Lafont propose de vérifier les aptitudes à la gouvernance, et surtout la capacité à travailler avec d’autres (critère qui évoque beaucoup de situations concrètes aux saintmerryens). Sur l’idée que l’institution de prêtres remonterait à la dernière Cène, il est assez sceptique : la « communauté des disciples restés fidèles à Jésus dans ses épreuves » ne lui semble pas forcément représenter le « premier presbyterium de l’Église à venir en attente d’ordination », et il estime que si Jésus a vraiment créé quelque chose ce soir-là, ce serait l’Église, et non pas la hiérarchie. C’est ensuite la vie qui peut amener à distinguer des rôles et fonctions. Et dans la foulée, il pose la question de la nécessité des prêtres pour l’administration des sacrements, d’autant que cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire, en prenant l’exemple de celui de la réconciliation. Ensuite, si l’on part du principe que les prêtres ne sont pas là pour « tout faire », – ce qui est d’ailleurs déjà largement le cas aujourd’hui, me semble-t-il, où les laïcs assurent les aumôneries d’hôpitaux et de prison, les préparations au mariage et au baptême, les enterrements, le catéchisme, et j’en passe -, rien ne s’opposerait à ce qu’ils ne soient pas prêtres à plein temps, et donc à ce qu’ils exercent une profession, « ce qui pourrait aider à une gouvernance humaine et réaliste » (sic), – en rappelant que Saint Paul lui-même était tisserand de tentes. Vient enfin la question du célibat : face à la confusion actuelle entre ministère et vie personnelle, l’auteur propose un clergé mixte, composé de laïcs et de religieux, selon leur choix – en précisant que la chasteté est aussi difficile dans le mariage que dans le célibat. Par ailleurs, il ne trouve aucune justification à l’éviction des femmes du sacerdoce.
Ghislain Lafont s’attarde ensuite sur la célébration eucharistique, pour lui principalement « lieu de mémoire vive ». C’est tout entière une doxologie, une action de grâce, et aussi également, une communion sacramentelle, dont le célébrant est « la communauté évangélique tout entière, présidée par son évêque », qui promeut l’amour à l’œuvre comme loi de vie et mission : c’est ce « réel » qui compte, « dont le sacramentel n’est que le signe et l’instrument ». Et il ne s’agirait pas d’inverser l’ordre d’importance entre ces deux niveaux.
Revenant sur Vatican II, il estime qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle réforme, mais d’un tournant majeur, inaugurant une troisième étape du christianisme – la première étant la vie des premières communautés, jusqu’au concile de Nicée. Le concile aurait dû nous faire sortir du « sacrifice expiatoire », du pouvoir sacré et hiérarchique. Mais comme en témoignent des productions comme le Catéchisme de l’Église catholique et le Code de droit canonique, « ils ont fait courir le risque de canoniser un état de la foi et de la vie de l’Église qui empêche en fait d’aller de l’avant et de rencontrer le souffle de l’Esprit qui ne s’arrête jamais ». Je vous recommande en particulier de lire les quelques paragraphes consacrés aux prises de position de Benoit XVI sur la liturgie, qui ont ulcéré notre auteur. Dans ses conclusions, il lui « semble que le cléricalisme a sa racine la plus profonde dans l’absence d’adéquation entre la réalité doctrinale et ecclésiale, qui peu à peu se révèle à la méditation continuellement reprise de l’œuvre du concile Vatican II, et d’autre part une figure dépassée de la théologie fondamentale et de l’ecclésiologie », avec un modèle de pouvoir sacré et hiérarchique qui « ne correspond plus à l’expérience humaine des chrétiens ». De même, pour lui, la racine des abus sexuels récemment révélés « se trouve dans la négligence à réaliser dans la spiritualité et les structures de l’Église le changement inscrit dans Vatican II ».
Il revient ensuite rapidement sur l’un de ses livres précédents, Imaginer l’Église catholique, où il avait pointé un certain nombre de questions à réinterroger : la nomination du Sacré collège par le seul pape, qui détermine donc le choix de son successeur ; le processus secret de nomination des évêques par ceux qui les connaissent le moins ; l’absence de visite canonique dans les diocèses ; le célibat obligatoire du clergé ; la mise à l’écart des divorcés-remariés… Et conclut par l’affirmation : « Si l’on veut éradiquer le plus possible les abus […] dans l’Église, il faut entrer avec décision dans une pratique et une théologie globales du service pastoral dans l’Église, qui relèvent d’autres critères que ceux retenus jusqu’ici. » Pour un moine bénédictin nonagénaire, ça décoiffe pas mal, non ?
Blandine Ayoub