Un soir de février 1980, nous étions plusieurs centaines réunis dans l’église Saint-Merry autour de Monseigneur Oscar Romero. Depuis des années, dans son pays, le Salvador,
son engagement évangélique, sa dénonciation des crimes et des assassinats perpétrés quotidiennement par l’armée salvadorienne et les escadrons de la mort le faisaient passer pour un dangereux agitateur aux yeux du pouvoir en place et lui valaient des menaces de mort.
Il était venu en Europe, invité par le CCFD avec lequel nous avions organisé ce temps de rencontre, d’écoute et de prière. Il nous parla de son pays et du tournant de sa vie : nommé archevêque de San Salvador alors qu’il avait la réputation d’être plutôt classique et même conservateur, l’assassinat de son ami Rutilio Grande lui avait ouvert les yeux et l’avait amené à se situer clairement au côté des plus pauvres et des persécutés : « Le monde des pauvres, disait-il, nous apprend que la libération arrivera non seulement quand les pauvres seront les destinataires privilégiés des attentions des gouvernants et de l’Église, mais bien quand ils seront les acteurs et les protagonistes de leur propre lutte et de leur libération. » 
Il ajouta, ce soir-là, cette petite phrase, un peu énigmatique, mais que je continue à ruminer : 

« C’est quand on regarde l’homme concret,
le paysan sans terre,
la mère de famille qui peine à nourrir ses enfants,
l’ouvrier sans travail,
que l’on comprend la promesse de Dieu à l’homme : la Résurrection. »

Quand nous avons évoqué les menaces qui pesaient sur lui, il nous déclara simplement : « C’est vrai, et souvent mes amis me disent qu’il faut que j’arrête et que je me taise. Mais, que voulez-vous, je ne peux pas me taire. Je ne peux pas, pour échapper à cette menace, me retirer de la vie, quitter ce chemin de vie qui implique de faire face à de tels risques. »
Un mois après, loin de se taire, lors de la messe retransmise par la radio salvadorienne le dimanche 23 mars, il dit, à la fin de son homélie : « Un soldat n’est pas obligé d’obéir à un ordre qui va contre la loi de Dieu. Une loi immorale, personne ne doit la respecter. Il est temps de revenir à votre conscience et d’obéir à votre conscience plutôt qu’à l’ordre du péché. Au nom de Dieu, au nom de ce peuple souffrant, dont les lamentations montent jusqu’au ciel et sont chaque jour plus fortes, je vous prie, je vous supplie, je vous l’ordonne, au nom de Dieu : arrêtez la répression ! »

Mgr Oscar Romero en 1978

Le lendemain, alors qu’il célébrait la messe dans la chapelle de l’hôpital, il fut assassiné par un membre d’un groupe d’officiers qui avaient tiré au sort à qui « reviendrait l’honneur d’être chargé de cette exécution ».
Quarante années ont passé. En 2018, à l’initiative du Pape François, Oscar Romero a été canonisé, devenant Saint Oscar Romero, patron des Amériques. Certains se sont demandé comment expliquer le tournant qu’il a vécu, incompréhensible sinon par l’Évangile qui imprégnait sa vie. 
Pour moi, le trajet s’est fait en sens inverse : c’est ce qu’a vécu Oscar Romero qui m’aide à comprendre l’Évangile.

Un chemin de vie

Je m’explique. J’ai toujours été mal à l’aise à l’idée de voir la Passion et la mort de Jésus comme une mort programmée et surtout programmée par un Père qui en aurait fait la condition de la « rémission des péchés ». Et j’ai toujours ressenti comme incompréhensible ou même révoltante l’idée d’y voir une sorte de rite sacrificiel grandeur nature nécessaire à la rédemption. Les annonces de la Passion ont pu être en partie réécrites après coup, je n’y vois à aucun moment y affleurer la conscience de « s’offrir en sacrifice » et surtout en sacrifice d’expiation.
Si ce n’est pas cela, de quoi est-il question ? Les nombreux points communs de l’itinéraire d’Oscar Romero avec ce que les Évangiles rapportent au sujet de Jésus éclairent pour moi des aspects essentiels du message évangélique. Dans l’un et l’autre cas, la perspective de la mort est présente, il en est question, mais cela n’a rien de mortifère. Contrairement à bien des idées reçues, ce n’est pas une marche vers une Passion envisagée comme un sacrifice, mais d’abord et avant tout un chemin de liberté. L’un et l’autre vont au bout d’eux-mêmes, au bout de ce qu’ils sont et affrontent avec lucidité l’adversité et la violence qui monte, dans une même communion avec tous ceux dont ils se font proches et solidaires. Les Évangiles, surtout celui de Jean, montrent clairement cette montée de l’opposition violente contre Jésus, venant de ceux qui défendent une idée de la religion à laquelle Jésus oppose le message universel qu’il porte en lui.

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Maître de la Croix 432, Crucifixion 432, 1180-1200 env., Galerie des Offices, Florence

Pour l’un comme pour l’autre, c’est ce qu’ils portent en eux de plus fort et de plus positif qui est la raison même de l’opposition qu’ils rencontrent et de la haine qu’ils suscitent chez ceux dont ils contestent le pouvoir mortifère : les chefs religieux pour Jésus, les militaires pour Oscar Romero.
Mêmes menaces, affrontées par Jésus avec la même lucidité. « Au temps où sont venus les jours de sa montée, il prit résolument la route de Jérusalem » (Luc 9, 51). Et Marc (10, 32-33) : « Ils étaient en route pour monter à Jérusalem ; Jésus marchait devant eux ; les disciples étaient saisis de frayeur, et ceux qui suivaient étaient aussi dans la crainte ». Ils essaient de le dissuader : « Rabbi, tout récemment, les Juifs, là-bas, cherchaient à te lapider, et tu y retournes ? » (Jean 11, 8).
Il est pour moi important de souligner l’humanité de cette démarche. Car si l’on n’en retient que la réalisation d’un dessein divin, on en fait une lecture qui devient incompréhensible pour beaucoup de nos contemporains. Lorsque Jésus dit : « Voici que nous montons à Jérusalem. Le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort… », il ne décrit pas, malgré l’interprétation qu’on a pu en faire, un chemin tout tracé, mais il parle aux disciples de ce qui les attend, eux et lui.
Certes il annonce sa mort, mais il poursuit le combat qui est le sien et souligne que c’est en toute liberté qu’il affronte l’adversité : « Ma vie nul ne la prend mais c’est moi qui la donne » (Jean 10, 18)Cette liberté est flagrante quand il apostrophe les témoins de son arrestation : « Suis-je donc un bandit, pour que vous soyez venus vous saisir de moi, avec des épées et des bâtons ? Chaque jour, dans le Temple, j’étais assis en train d’enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. » (Mat. 26, 55)

Un chemin de liberté

Dans les récits de la Passion, alors que Matthieu, Marc et Luc font du silence de Jésus le signe de sa liberté intérieure, Jean souligne le côté cinglant de ses réparties. Il apostrophe le grand prêtre :
« J’ai toujours parlé ouvertement…Pourquoi m’interroges-tu ? Ce que je leur ai dit, demande-le
à ceux qui m’ont entendu. Eux savent ce que j’ai dit. » (Jean 18,20-21). Il dit à celui qui le frappe :
« Si j’ai mal parlé, montre ce qui est mal. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » 
(Jean 18, 23)Confronté à Pilate qui lui demande : « Es-tu le roi des Juifs ? », il lui répond par une question : « Dis-tu cela de toi-même, ou bien d’autres te l’ont dit à mon sujet ? » Et il ajoute : 
« C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci :
rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. » (Jean 18, 34-37). 
Quelle audace ! Joseph Moingt pose la question : 

« Le Christ a-t-il vraiment eu la conscience d’être livré
et l’intention de s’offrir en victime substitutive ?… 
Notre conscience moderne répugne à l’idée de sacrifice et de rançon :
est-il admissible que le Père ait livré son Fils à la mort, pour qui ? 
Pour son honneur ou dans notre intérêt ? 
De quoi donc avions-nous besoin d’être rachetés à tel prix ? 
Pour expier quels crimes a-t-il fallu qu’une victime innocente nous soit substituée ? etc. »

dans Mort pour nos péchés – La révélation du salut dans la mort du Christ.
Esquisse d’une théologie systématique de la rédemption. Coll.

Ceci est mon corps pour vous

Certains diront : mais Jésus n’a-t-il pas donné ce sens-là à sa mort toute proche lorsque, au cours du dernier repas, il a rompu le pain et l’a donné à ses disciples en disant « Ceci est mon corps, livré pour vous » ? De même avec la coupe de vin : « Ceci est la coupe de mon sang, versé pour vous » ? 
Permettez-moi, avant revenir sur le sens de ces gestes et de ces paroles, d’évoquer un autre souvenir en rapport avec ces paroles et ces gestes. Au Pérou, au cours de rencontres avec Gustavo Gutierrez, un des fondateurs de la théologie de la libération, lui aussi menacé de mort, j’ai été marqué par les célébrations de l’Eucharistie vécues avec lui. Le pain rompu et partagé, les gestes d’offrande, l’action de grâces et la communion renvoyaient non seulement au Christ dans sa Passion, mais tout aussi clairement à sa propre vie menacée et remise entre les mains du Père. Depuis, je m’interroge toujours quand je perçois que rite et implication personnelle sont dissociés. J’ai le sentiment que la vérité n’est là que lorsque notre vie est, d’une façon ou d’une autre, impliquée dans la chair de ce que nous célébrons.

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Joos van Cleve, Cène, détail, 16e s., Musée du Louvre

Revenons aux gestes et aux paroles de Jésus. Il est peut-être utile de noter que, dans le premier récit de la Cène, celui de Saint Paul dans la 1ère Lettre aux Corinthiens, figurent ces seuls mots : « Ceci est mon corps pour vous. Cela faites-le en mémoire de moi ». Les mots « livré » ou « donné » ou « rompu pour vous » ne figurent pas dans ce premier récit.
Joseph Moingt écrit : « Les paroles de Jésus à la Cène, adressées aux disciples assis à table à côté de lui… visent à les avertir de la passion qui l’attend et à leur en dire le sens… Là où Paul fait dire à Jésus “Ceci est mon corps qui est pour vous” et “Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang”, Luc précise “Mon corps donné pour vous” et “Mon sang versé pour vous”. Marc ajoute “et pour la multitude”... Un travail approfondi nous fait percevoir que “Jésus n’avait jamais pensé que sa mission était de mourir en victime expiatoire des péchés des hommes, mais de témoigner de l’amour et du pardon de Dieu ; qu’il n’avait commencé à annoncer sa mort qu’après avoir compris jusqu’où irait l’hostilité des gardiens du Temple à son égard, qu’il ne s’y était pas dérobé, mais n’avait pas cherché à lui donner une valeur sacrificielle… qu’il n’avait jamais douté que Dieu l’arracherait à la mort pour qu’il ouvre les portes du royaume à ceux qui auraient cru à sa mission. » 
(Croire au Dieu qui vient, tome II, pp. 129-132)

En rémission des péchés 

Pourtant, s’appuyant sur l’expression présente dans l’Évangile de Matthieu « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude en rémission des péchés » (Mat 26, 27), une tendance s’est développée selon laquelle « l’eucharistie, mot qui veut dire action de grâces, prononcée par Jésus et maintenant célébrée dans l’Église, prend en son entier un sens expiatoire et substitutif … pour infléchir toujours plus la pratique eucharistique dans un sens sacrificiel et ramener le christianisme, né de la prédication évangélique, dans les chemins de la religion d’où Jésus s’était écarté. »
(ib. 130-131)
On sent bien que les premières générations chrétiennes ont eu du mal à comprendre et à faire comprendre le sens de la Passion et de la mort du Christ. Saint Paul les qualifie de « folie de Dieu ». La vision de la Croix du Christ comme un sacrifice voulu par Dieu est présente dans certains écrits du Nouveau Testament. Peut-être était-ce, écrit Joseph Moingt « le seul moyen dont ils disposaient pour faire comprendre aux esprits religieux de leur temps, juifs ou païens, que Jésus avait affranchi à jamais les hommes ». Affranchi de quoi ? Notamment de ce que Saint Paul appelle « le joug de l’esclavage » en évoquant la Loi et le poids de la religion avec ses multiples sacrifices.

Eucharistie et Bénédictions

Si on les regarde de près, nos eucharisties, à l’image du dernier repas, n’ont rien d’un rituel sacrificiel et surtout pas d’un sacrifice expiatoire. Par contre elles restent proches, dans leur structure et leur esprit, de la liturgie domestique juive des Bénédictions : écoute de la parole, offrande et prière d’action de grâces (où nous retournons vers Dieu, en reconnaissance, tout ce qui nous vient de lui, y compris notre vie symbolisée par le pain et le vin), communion et partage. Avec, au cœur de la célébration le mémorial où tout cela prend sens dans le don que le Christ fait de sa vie qu’il remet entre les mains du Père et qui est « pour vous ». 
À condition de ne pas réinsister à tout bout de champ, comme c’est fréquent aujourd’hui, sur le péché. Françoise Dolto aimait à dire : « La culpabilité est le sentiment le moins chrétien qui soit ». Jésus, dans l’Évangile, peut reprocher aux apôtres leur manque de foi, apostropher les pharisiens et les scribes pour leur dureté de cœur, il ne passe pas son temps à inviter les gens à s’incliner et à se frapper la poitrine. Au contraire il leur dit : « Relevez-vous ». 

On nous dit bien que si l’on parle de péché, c’est qu’il est pardonné. Mais je crains que ce ne soit, à l’heure où l’on dénonce les emprises, une manière d’en maintenir une. Tout comme l’insistance sur le sacrifice a brouillé les regards et contribué à instaurer une distance difficile à combler entre prêtres et laïcs.

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Jean-Claude Thomas

Co-fondateur du Centre Pastoral Halles-Beaubourg, avec Xavier de Chalendar, de 1975 à 1983. Particulièrement impliqué dans les relations de solidarité et la défense des Droits de l’Homme.
Président de l'Arc en Ciel de 2003 à 2024, il a invité fréquemment Joseph Moingt et cherche à mieux faire connaître aujourd’hui l’œuvre de ce grand théologien.

  1. Blandine Vacherot says:

    Merci jean-Claude pour ce texte très clair et très libérateur, remettant les choses à leur juste place.

  2. Jean Verrier says:

    Je lis cette chronique avec du retard, mais peu importe, elle a gardé, bien sûr, toute sa force et son actualité. J’aime bien l’idée que c’est la vie des “saints” qui aide à comprendre l’évangile et non l’inverse.

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