Jeanne d’Arc n’en finit plus d’être mobilisée ! Bien avant sa béatification (avril 1909), sa canonisation (mai 1920) ou la proclamation de son statut de patronne secondaire de la France, elle est entrée, bien malgré elle, dans le champ du politique et donc dans celui d’une autre bataille qui opposait et oppose encore traditionnellement et frontalement au moins deux fractions de notre pays. Le 15 mai dernier, jour de commémoration officielle pour l’héroïne, cinq cents personnes ont défilé à Paris à l’appel du mouvement royaliste de l’Action française qui connut jadis ses heures de gloire et d’actions violentes. Cette manifestation qui se déroula dans l’ordre n’a pas empêché quelques slogans de fuser du cortège : « Jeanne à Paris, à bas la République » avant de lui rendre un hommage appuyé place des Pyramides devant sa statue équestre. On sait aussi que, jusqu’à une date récente (2018), ce furent les militants du Front National qui, menés par Jean-Marie Le Pen, se réunissaient chaque 1er mai cette fois sur le même lieu pour entendre un discours musclé du chef qui tenait la « bonne Lorraine » pour « le plus grand homme de l’histoire ». Pas moins.

DanteGabrielRossetti JeanneEmbrassantEpéeDélivrance Strasbourg1863
Dante Gabriel Rossetti, Jeanne embrassant l’épée de délivrance, 1863, Musée d’Art Moderne et Contemporain, Strasbourg

Ainsi la figure de Jeanne semble avoir été phagocytée par l’extrême droite, instrumentalisée par des idéologies ultra-nationalistes alors que la IIIe République avait fait des efforts tardifs pour l’accaparer. N’est-ce pas le président Raymond Poincaré qui, en 1912, érigea la fête de Jeanne d’Arc en fête nationale ? Mieux encore, le culte civil de la future sainte s’est d’abord construit autour de la gauche qui voyait en elle une authentique fille du peuple, martyre de la patrie, volontairement méconnue par la monarchie ingrate et plus encore victime de l’Église puisque « brûlée à Rouen par les bons soins de l’Inquisition et de Cauchon, évêque de Beauvais, victime du cléricalisme » écrivait Henri Rochefort dans La Lanterne du 29 mai 1878. À leur tour, de grandes figures du socialisme républicain, Lucien Herr, Charles Péguy, Jean Jaurès rendirent de vibrants hommages à « cette Jeanne qui est des nôtres, elle est à nous et nous ne voulons pas qu’on y touche » (L. Herr).

Durant cette période d’affrontements sans concession entre la République radicale et l’Église, cette dernière n’entendait pas être dessaisie de cette croyante simple et hautement populaire malgré l’implication coupable de l’institution lors du procès. Un publiciste catholique, Kérohant, résolut cette contradiction sans ciller : « Cauchon est à l’Église comme Judas était à Jésus-Christ » et d’ajouter : « Cauchon aurait même été juif ». Voilà qui dédouanait allègrement la hiérarchie et permit à la ferveur religieuse de s’exprimer ouvertement autour des statues de la fille de Domrémy de plus en plus nombreuses dans les églises. Alors qu’elle n’était pas encore canonisée, elle devenait pour bien des catholiques l’incarnation de la France mais pas n’importe laquelle remarque l’historien Michel Winock : « ni celle des francs-maçons, ni celle des protestants, ni celle des Juifs, ni celle des étrangers fraîchement naturalisés, ni celles des intellectuels ».

Pareille instrumentalisation militante contribua à créer une forme de rejet de la part de nombreux libre-penseurs. L’un d’eux, Laurent Tailhade, en avril 1904, invita même à résister à « la lotharingeomanie (sic) de la Lorraine, que le 8 mai prochain, la France libre-penseuse proteste par une tempête de sifflets, par une trombe de huées contre le culte rendu à une idiote qui causa notre malheur ». Et Henri Béranger d’ajouter au même moment dans L’Action : « La pucelle militariste et bondieusarde est un fétiche entre les mains des généraux et des évêques. C’en est assez pour que tout républicain et tout libre-penseur s’emploie sans tarder à le jeter à bas ». Même si de nombreux hommes de gauche restèrent encore attachés à l’image populaire de Jeanne, la brèche était ouverte et l’abandon à la droite la plus extrême déjà bien entamé. L’antisémite Drumont s’y employa.

Hyppolite Delaroche Jeanne D'Arc En Prison
Hippolyte Delaroche, Jeanne d’Arc en prison, 1825, Wallace Collection, Londres

Depuis, la tiédeur largement répandue du sentiment nationaliste, la moindre appétence des catholiques pour le culte des saint-es, guerriers qui plus est, ajoutées à la juxtaposition de plusieurs dates de commémoration (1er mai, 8 mai) ont aisément permis à des mouvements comme l’Action française ou le Front national de manifester au grand jour leur attachement à un personnage qui n’étant plus pris dans sa totalité — la dimension chrétienne se trouvant gommée — leur permet de valoriser sa mission de « bouter les étrangers hors du royaume ».


On pourra se reporter avec profit à l’article de Michel Winock, « Jeanne d’Arc, icône à tout faire », L’Histoire, juillet-septembre 2009.

alain.cabantous
Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

Laisser un commentaire (il apparaitra ici après modération)

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.