Théologien, poète, mystique, Olivier Clément a été l’un des grands témoins de l’Église d’Orient au XXe siècle.Sa spiritualité et sa théologie de l’existence sont plus que jamais d’actualité, alors que l’Orthodoxie, avec la guerre en Ukraine, vit ses heures les plus sombres, après la chute de l’Union soviétique. Par ce portrait et une interview inédite, Pietro Pisarra nous propose de redécouvrir cet homme habité par le feu de la Parole et de l’Esprit.
«Maintenant, je dois me préparer au grand voyage », m’a-t-il dit à la fin d’un entretien télévisé au cours duquel nous avions évoqué son parcours, d’athée militant, éduqué dans une famille aux racines socialistes, à témoin de l’orthodoxie.
Théologien, poète, mystique, Olivier Clément parlait de la mort avec sérénité. « C’est une question de couleurs », ajoutait-il, faisant allusion à notre temps intérieur. « Si, pour nous, la mort est un saut dans le néant, le temps prend alors la couleur de l’angoisse ; si, en revanche, elle est une ouverture de lumière, la couleur est celle de l’espérance ».
Lumière. Couleur. Espérance. Tout l’itinéraire de Clément, décédé à Paris le 15 janvier 2009, tient dans ces trois mots. La lumière, celle du Thabor qui inonde la création et transfigure tout ; la couleur ou les couleurs, celles de la Méditerranée que l’on retrouve dans son œuvre poétique ; et l’espérance, car« le christianisme est encore jeune et il a encore presque tout à dire ».
Il est né à Aniane, près de Montpellier, en 1921.
« Dans ma famille », raconte-t-il, « on ne parlait jamais de Dieu. Jamais. Même pas quand je demandais, comme tous les enfants, pourquoi on vit, pourquoi on meurt. On ne m’a jamais parlé de lui. Parfois, je demandais à mon père ou à ma sœur ce qu’il y avait après la mort. Et la réponse était toujours la même : le “néant”. Un “néant” qui, pour l’adolescent de l’époque, sonnait comme un paradoxe face à la beauté du monde, la lumière méditerranéenne, les champs de jonquilles, les amandiers en fleurs ». La conversion viendra bien des années plus tard et, avec elle, la certitude que la vie a un sens, que le ciel n’est pas vide et que le néant n’est pas la réponse finale.
Nouvelle naissance
Après le lycée, il se consacre à l’étude de l’histoire. Parmi ses professeurs figurent Marc Bloch, le grand médiéviste, fondateur de l’école des Annales, qui sera fusillé par les nazis, Henri-Irénée Marrou, spécialiste de saint Augustin et de l’Antiquité tardive, et Alphonse Dupront, pionnier dans le domaine de l’anthropologie religieuse. Avec Dupront, le jeune Clément entre dans la résistance. Ainsi commence une longue quête spirituelle qui, de Marx à Nietzsche en passant par les philosophes de l’Inde, le conduira à son baptême dans l’Église orthodoxe. Providentielle sera la découverte du philosophe russe Nikolaï Berdjaev (1874-1948) et sa rencontre avec le théologien Vladimir Lossky (1903-1958). En lisant Berdjaev, il entrevoit la possibilité d’un christianisme non pas moralisateur et mortifère, mais libérateur. Dans la notion de divino-humanité, qui est pour Berdjaev l’horizon vers lequel tout converge et dans lequel Dieu se révèle dans le Christ comme amour, il voit une réponse aux angoisses de l’homme contemporain. Avec Lossky, dont il lit avidement l’Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, il découvre la dimension ecclésiale du christianisme. Mais la tentation du non-sens, du vide, de la nausée – comme il le raconte dans sa biographie spirituelle, L’autre soleil, de 1975 – rôde toujours : en traversant les rues, il n’évite plus les voitures, car « à quoi bon ? » : « n’être rien, être tout, c’est la même chose ». Un jour, il s’apprête à sortir, « pour les éviter un peu moins, les voitures », quand, au comble du désespoir, l’inattendu se produit : « Quelqu’un m’a regardé. Lui, sur l’icône. Je ne jouerai pas à l’illuminé. Tout n’était que silence, paroles de silence. Mais silence de Lui, mots de Lui, dans une profondeur plus grande que celle du moi, dans une profondeur où je n’étais plus seul ».
Il ressent les mots de l’Apocalypse (3,20) comme une invitation qui lui est adressée personnellement : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe ». « Et j’ai ouvert », écrit-il.
En 1952, il reçoit son baptême : « C’était un 1er novembre. Il pleuvait. J’ai marché longtemps sous la pluie, voulant partir à pied, malgré Paris, pour ce pèlerinage décisif. La pluie est un signe de fécondité, et j’allais vers ma naissance ».
Plus tard, il fréquente les grands de la diaspora russe, des aristocrates exilés contraints de vivre en faisant des petits boulots, de chauffeurs et de laveurs de vitres. Il rencontre Paul Evdokimov et est marqué par la spiritualité de cet homme lumineux, par ses recherches profondes sur la foi de l’Église orthodoxe. Laïc, pionnier du dialogue œcuménique (à ce titre, il est invité comme observateur au concile Vatican II), Evdokimov est un témoin du monachisme intériorisé, auteur de textes fondamentaux sur les âges de la vie spirituelle et la théologie de la beauté.
« Evdokimov, pour moi, était la synthèse vivante de la philosophie religieuse russe, de la tradition patristique et de la pensée française. “Dieu peut tout faire”, aimait-il à répéter, “sauf forcer l’homme à l’aimer” », écrira plus tard Clément.
Se plongeant dans la tradition orthodoxe, il découvre « l’espace pascal de la foi », le côté solaire du christianisme (qui ne sous-estime cependant pas les zones d’ombre, le mystère du mal et du péché).
À ceux qui lui demandaient pourquoi il avait choisi l’orthodoxie, il répondait en citant Dostoïevski :
« Dans Crime et châtiment, il y a une scène déconcertante : une jeune prostituée lit l’évangile de la résurrection de Lazare à un meurtrier. Une prostituée et un meurtrier ne sont pas bien intentionnés, n’est-ce pas ? Ce ne sont pas des gens qui peuvent se vanter d’être vertueux, et ils sont troublés par un passage de l’Évangile. Ce côté profondément évangélique de l’orthodoxie est l’un des aspects qui m’a frappé ».
Ce qui le fascine également, c’est de découvrir que dans la spiritualité de l’Orient chrétien, il n’y a pas de séparation entre la mystique et la théologie :
« la théologie elle-même devient poésie, devient chant, musique, et est vécue par le corps et pas seulement par l’esprit ou les sentiments ».
Il découvre le lien étroit entre théologie et liturgie et est attiré par la beauté des rituels. En tant qu’historien, il se consacre à l’étude de la civilisation byzantine. En 1964, il publie deux ouvrages : Byzance et le christianisme et L’essor du christianisme oriental (P.U.F., Paris), dans lesquels il évoque « la Byzance spirituelle », celle qui reste vivante même après la ruine de la Byzance terrestre, « quand les pierres précieuses de la couronne impériale ont été données en gage à Venise et que les assiettes d’étain, à la cour des Paléologues, ont remplacé la vaisselle d’or ».
Alors que l’empire agonise, pressé par le christianisme latin d’une part et, d’autre part, par l’irrésistible marée humaine venue d’Asie, Byzance réalise, selon Clément, la plus grande synthèse de sa théologie et de sa spiritualité. Une synthèse qui, après la chute de l’empire, après la fin des espoirs d’union avec l’Église occidentale nourris par le concile de Florence (1439), passera à la Troisième Rome, à Moscou, et aux théologiens et philosophes russes.
La rencontre avec Athénagoras
En 1968 a lieu la rencontre la plus importante. Les éditions Fayard, qui avaient publié avec succès les dialogues de Jean Guitton avec Paul VI, lui demandent d’interviewer le patriarche de Constantinople, Athénagoras, pour un nouveau livre. Clément se rend à Istanbul, au Phanar, la résidence du patriarche. « Athénagoras recevait tout le monde, le matin, jusqu’à une heure », me dira-t-il bien des années plus tard. « J’y suis allé, j’ai attendu mon tour, comme tout le monde. Je me suis présenté et le patriarche m’a dit : “Qu’est-ce que c’est que ce livre de dialogues avec vous ? Je n’ai pas encore pris de décision. Restez, pour que nous fassions connaissance” ». Olivier Clément est resté quelques semaines, accompagnant le patriarche lors des visites et des offices dans les petites églises du Bosphore.
« Peu à peu, nous nous sommes liés d’amitié. Il a compris que je ne venais pas pour des questions de diplomatie ecclésiastique ou une volonté de pouvoir. J’étais là comme un fils à côté de son père. J’avais beaucoup d’admiration pour lui, il était quand même beaucoup plus âgé que moi, il avait plus de quatre-vingts ans et moi quarante-six. Athénagoras me parlait de sa vie et de sa mort, des mouettes qui volaient de la mer de Marmara à la Corne d’Or, il me parlait des fourmis… il était fasciné par toutes les manifestations de la nature. Et puis il me parlait des gens, de l’Église, ce qui le mettait en colère. “Oui, l’Église… ils en ont fait une machine… ça marche, ça marche, mais ça ne veut plus rien dire”, disait-il. Et à la fin, quand je rentrais chez moi, c’est-à-dire à l’hôtel, j’écrivais, je notais ce que j’avais entendu pendant la journée ».
C’est ainsi que sont nés les Dialogues avec Athénagoras, le chef-d’œuvre d’Olivier Clément, synthèse d’histoire et de théologie qui a en son centre l’une des personnalités les plus fascinantes du XXe siècle, l’initiateur du “dialogue de la charité” avec Paul VI et un homme des frontières, un révolutionnaire authentique. Des Dialogues émerge le portrait d’un géant, d’un homme d’une grande liberté intérieure. « Le christianisme, c’est la vie dans le Christ », disait Athénagoras. « Et le Christ ne s’arrête jamais à la négation, au rejet. C’est nous qui avons chargé l’homme de tant de fardeaux ! Jésus ne dit jamais : “tu ne feras pas”, “tu ne dois pas”. Le christianisme n’est pas fait d’interdits : il est vie, feu, création, illumination ».
Une théologie du feu
Prenant le patriarche au pied de la lettre, Olivier Clément développe dans les années qui suivent sa propre “théologie du feu” (voir Questions sur l’homme, Stock, 1972). Il se confronte aux maîtres du soupçon, Nietzsche en particulier, dont il prend au sérieux les questions exprimées dans Le Gai savoir : « Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché la terre de son soleil ? Où allons-nous, loin de tous les soleils ? Y a-t-il encore un haut et un bas ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre visage ? ». Il écrit Le visage intérieur (1978), dans lequel il s’interroge sur le mystère du visage humain et d’un Dieu devenu visage en Jésus. Dans le sillage de Evdokimov, il élabore sa théologie de la beauté, la beauté comme voie principale de l’éveil intérieur, dans laquelle on retrouve la nostalgie du paradis, d’un monde transfiguré : une beauté qui n’est pas paroxystique, mais qui se révèle dans le silence et la contemplation. Art des visages, l’icône est la traduction visuelle de ces intuitions théologiques, la tentative d’exprimer l’indicible beauté du Ressuscité.
La théopoétique du corps
Dans ses œuvres, il compose progressivement une “théopoétique du corps”, déboulonnant des préjugés bien ancrés et montrant, en effet, la centralité du corps dans la foi chrétienne, contre tout dualisme platonicien entre le corps et l’esprit. Dans Corps de mort, corps de gloire (1995), il montre la fécondité de la tension entre éros et agapè, entre désir et communion amoureuse, en citant les paroles de saint Jean Climaque aux moines : « Que l’éros physique soit pour vous un modèle dans votre désir de Dieu ».
Parallèlement à la recherche théologique et à l’enseignement, il se consacre au dialogue œcuménique, tissant des liens d’amitié avec Frère Roger et la communauté de Taizé, avec le Meeting de Rimini, en Italie, dont il a été l’invité à plusieurs reprises, avec Enzo Bianchi et la communauté de Bose, avec Sant’Egidio et le centre Aletti à Rome. En 1998, à la demande de Jean-Paul II, il écrit les méditations du chemin de croix du Colisée : dans un langage poétique d’une grande densité spirituelle, il interroge – avec des accents dostoïevskiens – le mystère du mal et de la mort.
Dans ses dernières années, malade, il confie de plus en plus ses réflexions à la forme courte, au fragment, à la poésie, avec l’invincible espérance qui lui vient de sa foi trinitaire et des paroles du Credo prononcé le jour de son baptême : « Je crois à la résurrection de la chair. Et maintenant dans l’intériorité de l’homme, sans fusion ni séparation ; dans l’incandescence des choses, sans confusion, pour l’Eucharistie ; dans le cri de Job dans l’histoire. Car Dieu lui-même devient Job et il est levain de libération ».
Publié en février 2009 dans le magazine italien Jesus
Traduction de l’auteur
À lire : interview inédite d’Olivier Clément