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L’incrédulité selon Le Caravage et Ron Mueck. Les figures de Thomas

Huit jours après Pâques, un an après, un confinement après, le texte de l’Évangile du 11 avril est toujours le même : Jean rapporte la rencontre de Jésus et de Thomas, l’expérience de foi de ce dernier. Pour souligner cette étrange répétition, la chronique de Jean Deuzèmes est la même. Mais Saint-Merry n’est plus tout à fait le même…

Artistes du jour :   Ron Mueck (né en 1958 à Melbourne) et Le Caravage (1571-1610) // Évangile de saint Jean (20, 19-31)

Huit jours plus tard,
les disciples se trouvaient de nouveau dans la maison,
et Thomas était avec eux.
Jésus vient,
alors que les portes étaient verrouillées,
et il était là au milieu d’eux.
Il dit :
 « La paix soit avec vous ! »
    Puis il dit à Thomas :
« Avance ton doigt ici, et vois mes mains ;
avance ta main, et mets-la dans mon côté :
cesse d’être incrédule,
sois croyant. »
    Alors Thomas lui dit :
« Mon Seigneur et mon Dieu ! »
    Jésus lui dit :
« Parce que tu m’as vu, tu crois.
Heureux ceux qui croient sans avoir vu. »

Ce texte très connu sur la Foi se présente comme un récit précis et réaliste que de nombreux artistes ont interprété ou auquel ils font explicitement référence.

L’incrédulité de saint Thomas, chef d’œuvre du Caravage, est probablement le plus connu et a été recopié une vingtaine de fois durant le XVIIe, d’autres artistes s’en sont saisi tel Hendrick ter Brugghen avec Le doute de Thomas, ca 1622.

À l’époque contemporaine, cette représentation se fait plus rare, car l’incrédulité n’est plus une question, mais un fait largement partagé dans une société déchristianisée.

Si Ron Mueck a réalisé une petite statue hyper-réaliste faisant explicitement référence au Caravage, il prend des distances par rapport au sujet religieux. Il y a pourtant des points communs entre les deux œuvres : le réalisme poussé à l’extrême, l’arrêt sur image, le choix des modèles – l’homme sans idéalisation-, la volonté de  fasciner celui qui regarde.

Le Caravage

L’incrédulité de saint Thomas, Le Caravage & Youth, Ron Mueck. Détails
L’incrédulité de saint Thomas, Le Caravage & Youth, Ron Mueck. Détails

On retrouve dans ce tableau du Caravage toutes les caractéristiques de son style : un fond noir ; un éclairage chaud qui dramatise et donne sens au récit en tombant sur les visages ; des modèles pris dans la société qu’il fréquentait, ceux des tavernes et des bas-fonds ; leurs vêtements sombres, alors que le Christ est figuré avec une tunique blanche propre à son époque. Travailleur acharné  et « né pour détruire la peinture » comme l’a dit Poussin, le Milanais refuse d’établir une hiérarchie entre les figures nobles et triviales (Lire Voir et Dire). Alors que le texte de Jean ne dit pas explicitement que Thomas a touché le côté du Christ à la suite de son invitation, c’est la main de ce dernier saisissant le poignet de l’Apôtre que Le Caravage met au centre du tableau. Ce n’est pas la parole, mais le geste qui, ici, fait sortir Thomas de son incrédulité. Le doigt de Thomas est plongé de force dans la plaie, dont les lèvres béantes sont peintes avec minutie, l’Apôtre semblant détourner son regard de ce que le Christ l’oblige à faire. L’artiste  peint un désir impensable : pénétrer Dieu.

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L’incrédulité de saint Thomas, Le Caravage. Ca 1595-1600.

La foi et son ressenti sont évoqués dans les rides du front de l’apôtre, mais le spectateur n’a pas accès à ce qui se passe exactement dans son théâtre mental. L’artiste montre surtout que le toucher prend le relais de la vue et devient le sens le plus élevé. Le spectateur est amené à refaire par la vue l’expérience du toucher de Thomas selon Le Caravage.

En montrant le Christ invitant Thomas à faire le geste du soldat romain transperçant le corps, Le Caravage  suggère une expérience mystique, une extase dont la dimension érotique est clairement présente : les lèvres de la plaie, la proximité du tétin rose vif. On peut rapprocher ce tableau de certains écrits mystiques du moment[1].  L’époque où Le Caravage peint est, en effet, celle de « l’invasion mystique » selon l’expression d’Henri Bremond ; les représentations des mystiques, l’exaltation picturale de  saints comme sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) sont à l’origine d’une iconographie des saints en situation de vision ou d’extase. Le Caravage qui est soutenu par de nombreux cardinaux s’inscrit dans l’esprit de la contre-réforme : soutenir la dévotion par l’image, voire à l’image elle-même, mais il le fait dans l’excès, selon les idées de l’art qu’il impose. Cela l’oblige parfois à faire une deuxième version adoucie de ses tableaux tant la première est considérée comme scandaleuse. On comprend pourquoi la peinture du Caravage est interprétée de façon contradictoire, soit comme créant un nouveau rapport à la transcendance soit comme  une tentative de sacraliser le quotidien.

Ron Mueck

Youth, Ron Mueck, 2009, 91cm

L’époque contemporaine n’est pas propice à des élans mystiques en art. Youth (2009) de l’artiste australien vivant et travaillant à Londres n’est pas une production isolée de ce sculpteur, comme l’a montré la belle exposition de la Fondation Cartier (2013). Lire Voir et dire. Il avait en particulier installé sur le même espace trois œuvres faisant explicitement référence à des représentations religieuses : Drift, un homme sur un matelas de piscine, presque nu avec uniquement un boxer, les bras ouverts, les yeux cachés par des lunettes de soleil, accroché en hauteur tel un crucifix ; Man in a boat, un homme nu très petit dans une barque sans rame, et Youth.

Cette petite  sculpture (91 cm de haut) hyper-réaliste en silicone et résine polyester recouverte de peinture à l’huile est représentative de l’art du plasticien : jouer sur des échelles de la réalité (en les réduisant ou en les accroissant) pour rendre le sujet encore plus présent au spectateur. Un art très tactile, plus que sensuel, « de choses qui pourraient s’être passées sans avoir jamais vraiment eu lieu, de l’alternance d’un monde vraisemblable et d’un monde marginalement – si ce n’est totalement –invraisemblable, deux mondes qui sont, de manière envoûtante et même oppressante, similaires au nôtre. Des sculptures sur la solitude, sur le décalage entre la façon dont nous nous sentons et celle dont nous apparaissons aux autres »  selon le critique Robert Storr (catalogue de l’exposition).

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Youth, Ron Mueck, 2009

Un jeune Afro-Américain regardant la plaie reçue au côté, résultat d’un geste de violence dont on ne sait rien si ce n’est une référence à la société contemporaine. Un jeune homme seul, la solitude étant un thème récurrent chez l’artiste. Une sculpture où l’incrédule est le sujet lui-même. Va-t-il mourir de cette blessure alors qu’il est si jeune ? Une situation absurde où la question de la résurrection n’affleure pas.

Ron Mueck  a commencé sa carrière en 1986 dans le cinéma, notamment les effets spéciaux, et cette sculpture comme d’autres sont des arrêts sur image, le spectateur devenant témoin d’une brève scène d’intimité. Il interroge tous les âges de la vie. Il ne reproduit pas le corps humain, mais, par son extrême précision, il l’imite, il favorise un effet de proximité, il permet au spectateur une expérience allant au-delà de celle partagée artistiquement. Si dans le tableau du Caravage, il y a quatre personnages, dans Youth il y en a deux, le jeune et le spectateur qui ne peut qu’être présent au questionnement de l’adolescent. Avec Le Caravage, on connaît le récit préalable, avec Ron Mueck  on est seul à construire un récit, le talent du sculpteur consistant à citer une représentation religieuse traditionnelle et à laisser libres toutes les interprétations et donc à favoriser le dialogue intérieur de chacun. On passe du physique des personnages en silicone à leur psychologie supposée et rapidement à soi. Pas plus que dans Le Caravage, il y a idéalisation des corps, ou des situations dans une société de la consommation et des loisirs. Le Caravage aborde le mystère de la foi, dans une religiosité proche de la réalité, il approche la vérité de Thomas. Ron Mueck propose d’explorer la vérité de soi. L’un et l’autre parlent de la fragilité des êtres par des biais différents, de la vie et du sacré qu’on lui confère. Le Caravage est dans l’excès,  Ron Mueck l’ironique professe une sorte d’humanisme désenchanté où l’amour existe encore dans bien des œuvres, où le religieux semble une référence lointaine, mais toujours présente inconsciemment. Mais la transcendance, la résurrection, la rédemption n’ont pas de place exprimée chez lui.

Dix ans plus tôt : Mark Wallinger

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Ecce Homo. Mark Wallinger. 1999

Créée en 2009 à Londres, Youth ne pouvait éviter de se situer par rapport à d’autres œuvres contemporaines, celles de Julian Freud et bien plus encore celles de Mark Wallinger (né en 1959), notamment une sculpture qui a connu un grand succès : Ecce Homo avait la même posture que Youth, sa taille jouait sur des effets d’échelle analogue, mais chez cet agnostique très engagé politiquement les références religieuses étaient bien plus explicites. Après s’être emparé de questions de société, de la royauté et du nationalisme et après avoir obtenu la grande récompense  qu’est le Turner Prize, le plasticien anglais se tourna vers le religieux et la mort. Ses vidéos sur l’interprétation de l’Évangile de Jean, Angel ou celle sur Le seuil du Royaume sont restées célèbres.

C’est donc en référence à cette œuvre en résine puis en marbre de dix  ans plus ancienne qu’il faut examiner Youth. Ecce Homo, sculpture hyper-réaliste, monochrome blanche, occupa un piédestal vide sur Trafalgar Square en 1999, puis à la Biennale de Venise en 2001. Un homme avec une couronne de barbelés, de taille plus petite que la moyenne, paraissant encore plus petite, regardant les foules et incarnant la vulnérabilité humaine. Une œuvre saisissante en plein espace public, alors que Youth est destinée à l’espace d’une galerie ou d’une institution. about:blank

Au Caravage, la dévotion artistique ou religieuse et l’incrédulité vaincue ; à Ron Mueck, une fenêtre  sur l’intériorité et l’incrédulité en suspens ; à Mark Wallinger, une affirmation de croyance agnostique : le Christ comme réponse de l’être humain à l’injustice.

Jean Deuzèmes

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Liste des chroniques comparatives

[1] Je voyais dans les mains de cet ange un long dard qui était d’or, et dont la pointe en fer avait à l’extrémité un peu de feu. De temps en temps il le plongeait, me semblait-il, au travers de mon cœur, et l’enfonçait jusqu’aux entrailles ; en le retirant, il paraissait me les emporter avec ce dard, et me laissait tout, embrasée d’amour de Dieu. La douleur de cette blessure était si vive, qu’elle m’arrachait ces gémissements dont je parlais tout à l’heure : mais si excessive était la suavité que me causait cette extrême douleur, que je ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle, mais toute spirituelle, quoique le corps ne laisse pas d’y participer un peu, et même à un haut degré. Il existe alors entre l’âme et Dieu un commerce d’amour ineffablement suave. Je supplie ce Dieu de bonté de le faire goûter à quiconque refuserait de croire à la vérité de mes paroles. Les jours où je me trouvais dans cet état, j’étais comme hors de moi; j’aurais voulu ne rien voir, ne point parler, mais m’absorber délicieusement dans ma peine, que je considérais comme une gloire bien supérieure à toutes les gloires créées. (Autobiographie de sainte Thérèse d’Avila, Chapitre XXIX, paragraphe17)     

  1. Jean verrier says:

    Merci à Jean Deuzèmes qui tout en nous aidant à mieux voir laisse la porte ouverte à d’autres lectures personnelles de la même oeuvre. C’est aussi la preuve que l’art le plus contemporain permet de faire “toucher du doigt le divin” aussi bien qu’une oeuvre qui se réfère explicitement à une scène de l’évangile.

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