Rien n’est plus éloigné de nos pratiques et croyances religieuses que celles des asiatiques, de la Chine certes, mais de l’Inde également. Voici le cinquième épisode de la chronique de Colette Deremble consacrée au bouddhisme, ses fondamentaux, son influence sur la Chine et comment il a évolué en s’implantant en Chine.
Les fondamentaux
Le bouddhisme est une réforme de l’antique religion védique de l’Inde, où le rituel et le cléricalisme étaient devenus envahissants. Vers le Ve s. avant notre ère, des penseurs de la vallée du Gange, dont un certain Shakyamuni, dont on ne sait pas grand chose et qui n’a rien écrit, veulent en finir avec cette usurpation de pouvoir par les sphères religieuses. Partis du constat de l’universalité de la souffrance, qui est ce qui pousse les humains à se tourner vers les dieux pour s’en soulager, ils invitent à prendre conscience qu’on peut s’en libérer soi-même. D’Inde, elle migre via l’Asie centrale, se transforme au passage par sa rencontre avec les religions iraniennes, arrive en Chine où elle rencontre la religion taoïste qui, par la longue expérience qu’elle a eue de la recherche muette de la transcendance, l’aide à approfondir son chemin. De là, elle se diffuse dans tout l’Extrême-Orient, créant ainsi le dénominateur commun des valeurs asiatiques, qui vont se refléter encore aujourd’hui dans la disposition asiatique à la douceur, à la maîtrise de soi, à la résilience à la souffrance.

avant le IVe siècle de notre ère, Musée Guimet, Paris
Photo par Rama CC BY-SA 3.0
La sagesse bouddhiste part de l’idée que la souffrance morale est entretenue par des désirs inutiles, que la souffrance physique peut être maîtrisée par le psychisme. Elle part aussi d’un constat d’ordre métaphysique, celui de l’impermanence de toute chose, constat qui rejoint, -ce n’est sans doute pas un hasard-, une démarche contemporaine faite en Grèce par Héraclite et dont découlent des conséquences radicales : si tout est mouvement, il faut cesser d’imaginer que ce que nous percevons, comprenons, correspond au réel. À partir de ces postulats et constats, le bouddhisme développe ce qu’on appelle la doctrine de anâtman, de l’inexistence du moi, pensée qui remet en cause ce qui nous est le plus précieux : l’illusion que nous sommes un être stable, unique, éternel. Cela implique une réflexion anthropologique : qu’est-ce que l’homme ? Le bouddhisme explore cette question avec une audace inédite. Si l’humain n’est pas cette parcelle d’éternité que j’imagine, si ce que je crois être, ne correspond pas au réel, c’est que notre âme éternelle n’existe pas. Les bouddhistes tentent d’analyser ce qui constitue l’humain et repèrent 5 fonctions, depuis la plus physique jusqu’à la plus psychique. Ils les appellent « agrégats ». Après la mort, ces agrégats, tels des atomes, se désolidarisent et se recomposent autrement. Aucun être n’a donc d’essence stable. Chacun n’est qu’un épisode éphémère d’une chaîne de transformations. Le bouddhisme, en effet, a hérité de l’Inde cette notion de samsara, qui permet de considérer chaque être non pas comme un individu isolé, autonome, mais comme faisant partie d’une gigantesque chaîne de transformation. Une des forces des pensées asiatiques est de penser non pas en termes d’individu mais en termes d’histoire universelle. Cela les conduit à imaginer une solidarité de tous les vivants. C’est la théorie du karma : nous sommes tous pris dans un flux gigantesque qui porte les traces du passé et impacte l’avenir. Nous héritons d’un long passé, qui n’est pas simplement biologique, et assumons les conséquences d’actes commis par des êtres lointains, inconnus, qui deviennent une part de nous. Selon la nature des traces laissées par les uns, d’autres qui en héritent dans un des différents niveaux d’existences possibles, corrigeront ou aggraveront ces traces et les transmettront, différentes, à d’autres.
Avoir la pleine conscience de tout cela, de l’impermanence de tout, de l’inexistence et de la vanité de notre moi, de la solidarité universelle des êtres, de leur nature transitoire et relative, avec l’évidence lumineuse que nous ne sommes « rien » mais relatifs, libère de nos fantasmes sources de souffrance et donne un état d’incomparable liberté qu’on appelle l’Éveil. Il génère quatre vertus incommensurables que sont la bienveillance infinie, la joie infinie, la compassion infinie, l’esprit de justice infini.
Le sermon de Shakyamuni
Le Sermon supposé prononcé par Shakyamuni à Bénarès, et qui forme le socle de cette réflexion, s’accompagne d’un volet méthodologique, appelé l’octuple sentier. Il couvre tout l’éventail de l’activité humaine, répartie en trois grands domaines : trois appartiennent à la morale, (sila), deux à la sagesse et à l’intelligence (prajna), trois à la discipline mentale qu’on appelle contemplation (samadhi). C’est dans cette méthode que le bouddhisme se montre peut-être le plus percutant, car il explore, systématiquement, et avec un immense raffinement, tous les pièges, les étapes de progression de ces trois domaines : celui de la vie morale, qui couvre l’immense registre de nos relations à l’autre et à nous-mêmes (comment maîtriser concupiscence, jalousie, orgueil, paresse etc ?), celui de la vie intellectuelle, celui de la vie contemplative enfin. C’est à maîtriser ces trois domaines que nous conduisent l’ascèse et la méditation.

On résumera seulement ici, pour ne pas alourdir l’exposé, quelques éléments du troisième domaine, celui de la vie contemplative. Le bouddhisme détaille quatre types de degrés de méditation, appelés dhyana, qui sont autant d’états purifiés de conscience, des niveaux de contemplation, de sortie de soi ou extase conduisant à la pleine conscience qu’est l’Éveil.
a) Le premier état survient lorsque le corps et ses cinq sens, avec leurs pièges que sont la convoitise, la haine, la torpeur, le regret et le doute, sont suffisamment maîtrisés.
b) Lors du deuxième dhyana, on porte l’ascèse sur les mouvements du mental et de l’intelligence et tout ce qui en eux nous distraie de l’essentiel.
c) Le troisième dhyana implique la maîtrise des émotions, impressions, images qui se forment sans cesse dans notre cerveau et l’aliènent.
d) Avec le quatrième dhyana, on canalise même les pensées spirituelles.
Pour atteindre ces différents stades de dhyana, il faut de longues années de dépouillement de tout ce qui nous disperse et fait que nos activités sensorielles, intellectuelles, spirituelles nourrissent en réalité notre ego, nous emprisonnent, nous font souffrir.

À l’issue de ce chemin exigeant on peut arriver à la pleine conscience, qu’on appelle Éveil. On remarque que la notion clef du christianisme est aussi celle d’Éveil puisque le mot grec egeirô (ἐγείρω) que nous avons l’habitude de traduire par ressusciter veut dire précisément s’éveiller. Cette coïncidence entre les deux plus grandes religions du monde, s’accordant pour dire que le salut n’est pas dans le rituel mais dans le travail sur soi, n’est pas un hasard.
On ne peut parvenir à la pleine conscience qu’au terme d’innombrables réincarnations, où se perfectionnent les dhyanas, car une seule vie n’y suffit pas. On peut, au terme de ce long chemin qui peut durer des siècles ou des millénaires, espérer échapper au flux de la transmigration et se dissoudre dans le Nirvana, qui est le stade après l’Éveil. On appelle Nirvana, non pas, comme on l’imagine souvent, l’équivalent d’un bonheur absolu, mais un état indescriptible dans nos mots et dont on sait seulement qu’il n’a plus besoin de réincarnation : nul ne peut le décrire car nul n’en est revenu pour nous en faire part et il est vain d’en parler. La pensée du Nirvana est donc peut-être l’audace la plus impressionnante du bouddhisme puisqu’il ose penser l’impensable, à savoir que je puisse un jour ne plus être et que ce n’est pas un drame mais au contraire un accomplissement ultime.
L’épanouissement du bouddhisme en Chine
Né dans la vallée du Gange vers le 5ème s avant notre ère, le bouddhisme est resté indien jusque peu avant notre ère, moment où il se diffuse en Asie selon deux voies, maritime au sud, terrestre au nord, et là, par plusieurs chemins, himalayen d’une part, grandes routes de la soie de l’Afghanistan et de l’Asie centrale d’autre part.

Ce bouddhisme a désormais largement muté, s’est diversifié. Son chemin principal, dit Mahayana, met désormais l’accent sur la compassion, cet élan de solidarité universelle qui permet à tous d’accéder à l’Éveil. Il invite à méditer sur les différentes réincarnations du bouddha Shakyamuni, la manière dont il a donné sa vie pour les autres, opéré des miracles, enseigné par paraboles. Il attribue au fondateur Shakyamuni trois différentes natures, humaine, (celle de son incarnation), transfigurée (celle de son nirvana) et éternelle (celle de son identité transcendante). On affirme que des « éveillés », il y en a eu un très grand nombre, dont certains ne se sont pas incarnés, et dont d’autres ont préféré surseoir au Nirvana pour aider les autres vivants à se libérer : ce sont les boddhisattvas.
Munis de ce déploiement spectaculaire de la doctrine initiale, les missionnaires bouddhistes vont jusqu’à Chang’an, capitale des Hans. On a l’attestation qu’à la fin du 1er siècle de notre ère, il y avait déjà à Chang’an des textes bouddhiques traduits du sanskrit en chinois. Là, animisme, taoïsme, confucianisme, culte des ancêtres, cohabitent. Les Hans sont ouverts et curieux d’esprit et n’imaginent pas qu’il puisse y avoir d’exclusivisme dans l’ordre de la sagesse. Le bouddhisme leur apporte un message différent, avec néanmoins des points d’accroche comme le fait que les savantes et séculaires techniques indiennes de respiration, de concentration, d’incantations magiques conduisant à l’extase trouvent beaucoup d’échos dans les milieux taoïstes. Des bouddhistes indiens s’installent donc dans la capitale, font école.
Pour connaître le message, il faut des textes. Les missionnaires indiens et iraniens qui circulent sur la route de la soie sont polyglottes. À Chang’an, ils fondent des écoles de traducteurs. Certains textes arrivent en Chine en sanskrit (sachant qu’il y a plusieurs dialectes sanskrit), d’autres en sogdien, la langue véhiculaire de l’Asie centrale, de l’autre côté du Pamir, à Samarcande, d’autres en grec. Cela demande des linguistes très compétents, des philosophes aussi qui sachent aussi trouver les termes justes pour traduire les notions métaphysiques très spécifiques. Comment traduire la notion de vacuité, de dharma… ? Naît alors une formidable fermentation intellectuelle autour de ces propositions religieuses..

CC BY-SA 3.0
Évolution du bouddhisme au contact de la Chine
En s’enracinant en Chine, le bouddhisme n’est pas resté intact : il s’est développé en profondeur au contact de la complexe pensée chinoise : si le bouddhisme a beaucoup apporté à la Chine, inversement la Chine a beaucoup apporté au bouddhisme. Le bouddhisme, comme le christianisme s’est déployé en de nombreuses mouvances. Certaines s’approfondissent, d’autres se créent.

(Dunhuang, Chine, VIIIe siècle) British Museum
Parmi les plus influentes, il y a désormais l’amidisme, mouvance qui tient son nom du bouddha Amitabha, dit aussi Amida, bouddha qui n’a pas connu d’incarnation historique et dont la vénération s’est développée à partir de la migration du bouddhisme par l’Iran. Cette nouvelle mouvance, apparue au début de notre ère, développe un concept important, celui de paradis qui n’existait pas dans le bouddhisme originel. Ce concept vient d’Iran, où, dans le zoroastrisme, il désignait le lieu de paix éternelle où on se retrouve après la mort. Intégré dans la pensée bouddhiste, le paradis, appelé Terre pure, n’est qu’une étape intermédiaire, par où on peut passer avant de se réincarner une dernière fois pour atteindre le Nirvana. Il ne faut pas confondre paradis et Nirvana. C’est dans la Terre pure, que nous accueille le bouddha Amida, qui n’est que compassion et miséricorde. Comment parvenir à la « Terre pure »? Précisément à l’aide d’Amida, dont la miséricorde est telle que notre foi en lui, si elle est assez forte, nous sauve par sa grâce, quoi qu’il en soit de nos obscurités. Les chinois taoïstes connaissaient eux aussi une notion de paradis, ce lieu où résident les immortels, au cœur de montagnes, autour d’un lac planté de fleurs de lotus et peuplé d’oiseaux merveilleux. C’est la conjonction de ces deux imaginaires qui structureront le si fondamental art des jardins chinois, conçus comme des anticipations des lieux de l’immortalité taoïste en même temps que de la Terre pure d’Amida.
Parmi les nombreuses autres écoles qui se déploient en Chine, il y a la mouvance Chan, qu’on appelle zen au Japon : elle vise à l’illumination subite, ici et maintenant, se méfie de la métaphysique, insistant sur la nécessaire déstabilisation de notre logique pour entrer dans l’extase qu’est l’Éveil.
Le bouddhisme chinois ne se limite pas à l’amidisme et au Chan : entre le 4e et le 8e siècle, la Chine est portée par d’innombrables maîtres et écoles qui, dans l’émulation les unes avec les autres, cherchent assidûment cette voie de libération de ce qui nous emprisonne. Toutes ont un point commun, le triple mouvement qui consiste à se connaître et se maîtriser, pour sortir de soi et entrer en communion, en compassion disent les bouddhistes, avec l’univers.
« Étudier le bouddhisme, c’est s’étudier soi-même. S’étudier soi-même, c’est oublier le moi. Oublier le moi, c’est être éveillé par toute chose ».

par Bgabel sur wikivoyage shared CC BY-SA 3.0
Bilan
La diffusion du bouddhisme en Chine a été un des éléments fondamentaux de la formation de la pensée chinoise. Elle a bouleversé les traditions religieuses, philosophiques, littéraires et artistiques de la Chine, et pas seulement de la Chine mais de toute l’Asie.
Parmi les éléments les plus fondamentaux apportés par le bouddhisme, de l’Inde à la Chine, il y a eu, notamment, la pensée métaphysique, la notion d’altruisme par la compassion, la vie monacale, la thaumaturgie, la notion de salut, les techniques de concentration, autant de concepts qui étaient absents de la Chine. Avec le bouddhisme, c’est la vision du monde elle-même qui s’est transformée : la perception qu’il y a des espaces et des temps incommensurables, multipliés à l’infini, que la destinée humaine est engagée dans des cycles où tous sont solidaires, que nos actes à chacun ont des répercussions sur l’avenir du monde.

Photo par Stephen Shepard CC BY-SA 2.5
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Vous aviez manqué les épisodes précédents ?
C’est ici,
le numéro 1 sur le Christianisme questionné par les religions asiatiques,
le numéro 2 sur le Dao, pensée de la transcendance et de l’humilité,
le numéro 3 sur la pensée du Yin et du Yang,
le numéro 4 sur le Confucianisme, une sagesse du vivre ensemble
Celui-ci est le 5
et il y a même un bonus en numéro 6… surprise




