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Pedro Casaldáliga. La mémoire subversive de l’Évangile

« Pedro repose là où il a toujours rêvé de reposer, au bord de la rivière Araguaia, entre un ouvrier agricole et une prostituée », a écrit un de ses amis. Pedro, pasteur et poète, était Pedro Casaldáliga, évêque émérite de São Félix do Araguaia, dans l’état du Mato Grasso, au Brésil. Né à Balsareny, en Catalogne, il est mort le 8 août 2020 à 92 ans.
Ami de dom Helder Camara, il a marqué profondément par son témoignage et ses écrits la vie des communautés de base en Amérique latine et la théologie de la libération.
Nous vous proposons ici, en sa mémoire, deux textes du théologien argentin Michael Moore, qui était son ami.

Je mourrai debout, comme les arbres
Ils me tueront debout
Et, témoin superbe, le soleil apposera son sceau
Sur mon corps deux fois consacré
Et les fleuves et la mer
Se feront un passage
de tous mes désirs
Tandis que, jubilante, la forêt agitera ses frondaisons,
Je dirai à mes paroles :
Vous proférant je ne mentais pas.

Dieu dira à mes amis : 
– J’atteste qu’il a vécu avec vous dans l’attente de ce jour
D’un coup, avec la mort,
Ma vie sera faite vérité.
Enfin, j’aurai aimé !

« Prophétie ultime ratifiée », in Pedro Casaldáliga,
Fleuve libre, ô mon peuple (trad.Charles Antoine), Éditions du Cerf, Paris, 1975.

Non, frère Pedro, évêque Pedro. Tu n’es pas mort debout comme les arbres mais tu t’es incliné, la tête baissée, comme le Maître, dans un geste de kénose et en abandonnant tes derniers souffles fatigués. « Ils » ne pouvaient plus te tuer : cette fois, les meurtriers — bien qu’ils aient essayé — n’avaient même pas « d’avant-dernières paroles ». Sœur Mort est venue te chercher — l’amie de ton ami François, l’autre pauvre, celui d’Assise — parce que le ciel était déjà impatient et un peu jaloux de ces terres. Maintenant tes forêts, obstinément défendues et aimées, applaudissent avec leurs frondaisons ta montée au sommet qui continuera à être une descente vers le bas, là où tu as toujours vécu et où nous te retrouverons toujours.

Pas besoin de ta clarification : nous savons que tu ne mentais pas quand tu criais tes paroles ; il était urgent de le faire dans un monde qui, même s’il est obstiné, est plein de sourds et d’aveugles. Tu as toujours fait une profession de véritable foi, d’abord par ton geste et ensuite par ta poésie : « Si le Verbe devient chair véritable / Je ne crois pas à la parole qui trompe / Je fais une profession de clarté ». En toi aussi, le Verbe s’est fait chair et la chair est devenue une parole poétique. Belle et vraie, bonne et consolante.

Bien sûr, Dieu confirme, à tous ceux qui t’aimons comme un ami et un phare, ta prophétie : que tu as vécu avec nous — pour les autres — et que tu l’as fait en attendant ce jour. Tu as vécu avec nous mais, à la place de certains : les plus oubliés. Tu étais très conscient que « avec le Verbe fait chair qui habite parmi nous / tu as installé Dieu dans la banlieue humaine ». 

Tu as vécu avec nous mais, à la place de certains : les plus oubliés. Tu étais très conscient que « avec le Verbe fait chair qui habite parmi nous/tu as installé Dieu dans la banlieue humaine »

Et tu as vécu en attendant « ce jour » — nous, un peu plus égoïstement, avons essayé de le chasser — parce que toute ta vie a été accablée de douleur et soutenue par une espérance obstinée contre toute espérance : « parce que j’ai appris à attendre en sens inverse / de tant de déception : je te jure, frère / que j’espère autant Le voir que te voir ». Et maintenant que tu Le vois, aide nous qui voulons et qui avons besoin de continuer à espérer au milieu de tant de déceptions.

Ton amour était libre : Pedro, tu as aimé par principe et une irréductible nécessité. Toujours. Tu es descendu comme en piqué de ta belle Catalogne pour t’incarner dans cette terre amazonienne négligée et exploitée, comme cet autre pauvre prophète, celui de Galilée : « Tu as plongé / par cette kénose / par laquelle le Verbe s’est aventuré / nu / d’abîme en abîme / jusqu’à la fosse fertile de la mort ».

Tu es arrivé en silence, tu l’as illuminé avec tes vers — gravés dans ce même silence — et maintenant tu retournes dans le silence, où habite la Parole qui donne un sens à toutes nos lettres balbutiantes : « En répandant des mots/de mes silences je viens / et à mes silences je vais ». Le temps des mots est passé, c’est le temps du geste final : « Et moi, sans rien dire / j’ouvrirai mon cœur plein de noms ». Ainsi, pendant que nous te pleurons le ciel est orné de tous ces noms : noms de tant de déshérités, de gens de peu, de martyrs, sans identités et sans histoires, les migrants victimes des radeaux de fortune et des passeurs. Et tu confirmeras ce que tu avais prédit, impertinent Pedro ! : « Je ne paierai pas mes dettes, ne me facture pas / si je n’ai pas toujours su Te trouver en chacun / je n’ai jamais cessé de t’aimer dans les plus pauvres ».

Tu as habité la Parole qui donne un sens à toutes nos lettres balbutiantes. 

Nous continuerons à être unis parce que, nous aussi, depuis cette terre, « appelés par la lumière de ta mémoire / nous marchons vers le Royaume faisant l’Histoire / fraternelle et subversive Eucharistie ». Que ta parole inconfortable et ta mémoire subversive nous stimulent et nous soutiennent afin que pour nous ta mémoire ne se réduise pas à un poster dans notre salon.

Merci, Pedro. Le cœur dans la main et un peu plus seul, « je te jure, mon frère, que j’espère autant Le voir que te voir ». Jusqu’à ce jour.

Michael Moore

Source : religiondigital
Merci à Maria Cecilia Gomez Pinilla pour la révision de la traduction.

Une tombe…

« Pedro repose là où il a toujours rêvé de reposer, au bord de la rivière Araguaia, entre un ouvrier agricole et une prostituée » (L. M. Modino). Une poignée de terre et une croix en bois – « e mais nada ! » et rien d’autre- dans le cimetière des oubliés, de tant de sans-nom, de tant d’écrasés. « Ne rien avoir / Ne rien porter / Ne rien pouvoir / Ne rien demander… Une tombe sur une terre prêtée, pour le prophète de Sao Félix, tout comme ça a été le cas pour le prophète de Nazareth. Une fosse tout près de la rivière, tout près du centre, tout près de l’histoire. Dans la vie comme dans la mort, car « Après le Vendredi Saint / Jérusalem devient lisière et chemin / hors les murs / Hors de la Ville / dans le voile du Vent / Dieu cache et révèle / son regard d’homme ».

Même si tu ignores leur nom, car ce sont des méconnus ou des méprisés (tous ces mé-!), te voici en train de convoquer, pour ton dernier voyage, tous ceux qui, sous terre, t’entourent et t’embrassent : karajas, xavantes, quilombolas et toute la cohorte des appauvris. « Je ne sais pas leur nom à tous / mais j’apprends leurs yeux / et c’est par leurs yeux que je les appelle ». Et tu t’en vas, dans ta pirogue silencieuse, bien accompagné par eux tous, en remontant la rivière, en pénétrant dans le ciel. « L’angoisse et la tendresse / m’ouvriront, comme des rames / les eaux de la mort ». Et les portes du ciel te seront ouvertes, en te précédant de peu -comme le prescrit le strict protocole de l’Évangile (cf Mt 21, 31)- , par la prostituée, ta compagne de voyage(s). Elle, elle porte une croix de faux or sur sa poitrine, sur les lilas odorants de sa robe ; toi, enfin libre et dépouillé, tu ne portes dans tes mains qu’ « un cœur plein de noms » (Je ne crois pas qu’on te demande de couvrir ta nudité en  revêtant quelque soutane pour pouvoir entrer dans le Royaume des Cieux).

***

« Voilà notre alternative : / vivants / ou ressuscités ». C’est ce que tu as proclamé. Toi, tu vis déjà ressuscité. Nous, nous vivons, parfois. Et maintenant que « le pauvre retourne à sa pauvreté / le riche à sa richesse / et monsieur le curé à ses messes », si nous ne pouvons pas éviter la tentation de transformer ces quatre photos, qui nous touchent tellement, en autant de posters à accrocher dans nos salons, qu’au moins, Dieu merci, nous ne fermions pas notre cœur à ta parole qui, de ces quatre côtés, nous interpellera toujours :

« Servir au jour le jour.
Croire contre l’évidence.
Dire toujours une dernière parole,
une parole de lutte, pour 
tomber aussitôt à genoux
en silence ».

Michael Moore

Traduction de Daniel Farras

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