Courez au cinéma pour voir Indes galantes, documentaire de Philippe Béziat tourné dans les coulisses de l’Opéra Bastille durant l’année de montage de cet opéra-ballet de Rameau. Le metteur en scène, le vidéaste et réalisateur Clément Cogitore, a fait appel à la chorégraphe Bintou Dembélé pour une création intégrant les diverses danses urbaines issues du hip hop, ce qui donne l’occasion d’une rencontre humaine et artistique inattendue entre le milieu professionnel lyrique, assez homogène dans son genre, et celui de jeunes en devenir, d’origines diverses et métissées, aux parcours de vie variés, mais tous excellents dans leur discipline artistique.
L’admiration réciproque succède vite à une certaine circonspection de départ : les danseurs découvrent tous le milieu de l’opéra, ses voix spécifiques, son orchestre, ainsi que l’ensemble de ses professions techniques (décorateurs, costumières…), et se révèlent touchés au cœur par cette musique inconnue, portée par les chœurs et les athlètes de haut niveau que sont les solistes ; les chanteurs et musiciens sont éberlués, – comme nous -, par les performances des danseurs, par ces mouvements qu’ils n’ont jamais vus, si souvent caricaturés avec mépris alors qu’ils peuvent tout exprimer avec une telle force – la violence et le désespoir, mais aussi toute une gamme subtile d’autres sentiments. Le film suit avec bonheur ces rencontres humaines, ainsi que l’avancée du travail, en captant au passage la transformation subie par tous les protagonistes, perceptible par les propos souvent touchants, parfois désopilants qu’ils tiennent sur eux-mêmes. La pédagogie du metteur en scène permet de suivre son idée du projet dans toutes ses subtilités, et le haut niveau d’exigence perfectionniste de la chorégraphe n’a d’égal que sa bienveillance. Quant au chef d’orchestre, Leonardo Garcia, il réunit à lui seul toutes ces qualités, plus l’humour. Chacun va jusqu’au bout le plus extrême de son engagement pour donner le meilleur de lui-même.
Si vous n’avez pas vu ce spectacle à l’Opéra Bastille, sachez qu’il est magnifiquement et judicieusement transposé : l’aliénation des corps des esclaves du XVIIIème siècle est devenue celle des professionnels de la mode, celle des migrants, celle des prostituées, sans changer un iota au livret et sans que cela fasse le moins du monde surfait ; les pas des ballets baroques sont devenus des mouvements de hip-hop, de krump, de break, de voguing, qui laissent littéralement pantois devant leur dextérité et leur fluidité, sans bouger d’une note la musique de Rameau. J’avais vu le spectacle en podcast pendant le confinement, et je me doutais que sa qualité incontestable ne pouvait qu’avoir été globalement appréciée, mais j’avais aussi lu quelques critiques pincées des « professionnels de la profession ». Le film, lui, nous montre la réaction du public parisien (réputé peu expansif, et en tout cas pas si mélangé que ça) : le spectateur de cinéma, qui a le sentiment d’avoir accompagné tout le travail de gestation, en est aussi ému que les artistes sur scène. C’est un moment où on se dit qu’un monde meilleur est possible.
Ce film, qui prône de fait la richesse des rencontres interculturelles et ‘interartistiques’, parle aussi d’identité, de destin, de société, d’effort, de respect ; il nous montre l’opéra, la musique, la danse, mais aussi les corps, les regards et les émotions qu’ils révèlent. A la fin de la séance de cinéma, dans ma salle, on a applaudi. Car cette œuvre formidable est une pépite d’humanité, dont on sort ému et un peu transformé soi aussi.
PS : on peut retrouver deux autres vidéos sur “Les Indes Galantes”, de Clement Cogitore en bonus de la chronique de Jean Deuzèmes, “Cathédrale de Vienne : danser la Pentecôte” qui analysait l’initiative hors normes de l’Archevêque de Vienne : danser dans une cathédrale baroque et fusionner les arts dans l’esprit de créativité de Pentecôte. On aurait aimé célébrer en Autriche !!!
Blandine Ayoub
Dans “ma salle” aussi, au cinéma “L’Alcazar” d’Asnières sur Seine, hier soir dimanche, on a longuement applaudi, d’autant plus fort et plus longtemps que Philippe Bléziat , “auteur” de ce documentaire était présent. Il a répondu aux questions du public avec l’intelligence généreuse qui irrigue tout son film. Le mot “auteur” est entre guillemets car Philippe Bléziat n’est pas, bien sûr, le seul qui pourrait prétendre à ce titre. Blandine cite ceux dont il faudrait ajouter les noms à celui de Jean-Philippe Rameau, sans oublier les dizaines de danseurs anonymes, intermittents des spectacles de rue. On ne fait qu’entrevoir les dimensions de l’oeuvre (90 heures de rushs, 6 heures de film avant la version d’une heure 48). Le spectacle, inscrit en 2019 au répertoire de l’Opéra de Paris, durait 3 heures 40, mais pourra-t-on le revoir? Tel que le cinéma nous le restitue c’est une oeuvre vraiment baroque, ancrée dans les drames et les espoirs de notre temps. Philippe Bléziat dit ne pas avoir retenu les inévitables difficultés rencontrées au long de ce “work in progress”. Oui nous dansons sur un volcan, l’art et la beauté nous sauvront-ils ?