Joseph Moingt disait souvent : « Que connaissons-nous de Dieu ? Le Père, comme le dit Saint Jean, « personne ne l’a jamais vu ». Le Fils ? Nous avons bien une image de lui mais est-on en droit de dire qu’on l’a rencontré ? En réalité la seule expérience que nous avons de Dieu est celle de l’Esprit Saint, car il est avec nous et il est en nous. C’est de cette expérience qu’il nous faut partir ». J’y joindrais volontiers cette phrase de Raymond Pannikar : « Le propre des chrétiens n’est pas d’avoir l’exclusivité de l’Esprit Saint, mais d’être capable de le reconnaître partout où il souffle ». Comment reconnaître ce passage de l’Esprit ? Qu’est ce qui le caractérise ? Quelle est sa marque propre ?
Chez les chrétiens, l’Esprit Saint a longtemps été le grand inconnu
« On en parlait peu dans les prédications, on écrivait peu sur lui, et ce qu’on en disait était trop compliqué pour bien s’intégrer à la connaissance et à la pratique de la religion chrétienne…
Si l’on en parle davantage de nos jours, il n’est pas sûr que l’on sache bien où le trouver : dans l’Église ? Sans doute, mais encore : à son sommet seulement ? Ou également dans ses membres ?
Et peut-être ailleurs aussi : en d’autres Églises ? Voire en d’autres religions, et pourquoi pas partout dans le monde ? Du coup, l’embarras du choix fait la difficulté de l’approche. »
(J. Moingt, Études, juin 2003)
Jésus évoque ce caractère insaisissable de l’Esprit quand il dit, dans l’entretien avec Nicodème :
« Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit » (Jean 3,8).
Comment entrevoir quelque chose d’identifiable en termes d’expérience ?
Qu’est-ce qui s’inscrit dans notre histoire et dans celle de l’humanité ?
Dans les Évangiles, l’Esprit Saint est indissociable de la relation qui unit Jésus au « Père ». Il descend sur lui au baptême, porteur du lien privilégié entre eux. Et la voix venue du ciel, ce jour-là comme à la Transfiguration, vient confirmer cette relation. Mais quand les théologiens des premiers temps ont voulu passer de cette expérience originelle à une affirmation trinitaire, ils ont été obligés d’inventer une notion qui n’existait pas jusque-là : la « personne ». Si surprenant que cela nous paraisse aujourd’hui, le mot et l’idée n’existaient pas ! Ils sont allés chercher le mot « persona » (« prosopon » en grec), qui désignait le « masque de théâtre », pour traduire les deux termes de cette relation, nous dirions aujourd’hui des « personnes » et « une relation de personne à personne ».
Dans l’histoire de la pensée, c’est un saut fantastique. En inventant cette notion pour désigner la relation qui unit le Père et le Fils et en même temps les distingue, ils ont fourni aux hommes une clé. Une clé pour comprendre quelque chose du mystère de Dieu, dont Saint Thomas dira « Dieu est relation ». Mais aussi pour comprendre ce qui se joue pour nous tous et en nous tous. Ce mot « personne », devenu si familier, renvoie à ce qui s’opère au cœur de l’humanité pour la faire cheminer vers la plénitude à laquelle elle est appelée : l’émergence en chacun d’un être sujet de sa propre vie. Non pas un « Moi » qui se voudrait totalement autonome, mais un être susceptible d’aller vers un « Nous » ouvert à d’autres, et pourquoi pas, à une multitude. Ce qui différencie la personne de l’individu, ce sont les relations qui la structurent. Le caractère unique de la personne est indissociable de cette dynamique qui tisse sa vie et lui donne sens. Dans ce processus, nous sommes déjà invités à reconnaître l’Esprit Saint à l’œuvre.
En invitant, d’une certaine façon, l’humanité à franchir ce pas, les Pères l’ont en même temps embarquée dans une aventure qui est loin d’être terminée. Aujourd’hui chacun se revendique comme « personne », mais la tentation du repli sur soi est permanente, tout autant que le risque de l’uniformisation transformant un univers de personnes en un agglomérat d’individus formatés. L’addition des individus ne fait pas une société vivante. Un corps social ne trouve son équilibre que s’il est fait de personnes assumant leur relation mutuelle, le respect de leur diversité dans la conscience de ce qui leur est vraiment commun.
Dans le Nouveau Testament, l’Esprit Saint est toujours celui qui fabrique du « nous ». Du « nous » entre le Père et le Fils : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jean 10, 30). Un « nous » qui nous concerne aussi : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous » (Jean 17, 21). En se répandant largement, ce « nous » prend des formes nouvelles et surprenantes.
Les Actes des Apôtres fournissent un premier exemple, le jour de la Pentecôte. En écho à la parole de Pierre, l’Esprit crée du « Nous » entre les milliers de personnes rassemblées à Jérusalem. Elles ont la surprise d’entendre une parole, dite par des galiléens, les rejoindre par-delà des barrières de langue : « Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans son propre dialecte, sa langue maternelle ? Parthes, Mèdes et Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, de la province du Pont et de celle d’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et des contrées de Libye proches de Cyrène, Romains de passage, Juifs de naissance et convertis, Crétois et Arabes, tous nous les entendons parler dans nos langues des merveilles de Dieu ».
Cet Esprit, source du « nous », Joseph Moingt aime l’appeler « le troisième »
« Osons l’avouer: on se contenterait assez facilement d’une Trinité à deux personnes ; elle paraît facile à comprendre, elle est familière à notre prière, d’autant plus que l’une des deux ne va pas sans l’autre. Mais la troisième, on ne sait trop qu’en dire, ni surtout qu’en faire… Le troisième est toujours de trop. C’est ce que « pense » l’enfant dans le ventre de sa mère ou encore plus tard dans ses bras, quand la grosse voix du père vient troubler, interrompre, interdire la tendre fusion du bébé avec sa mère. Présence excessive d’un tiers inattendu, mais combien nécessaire : c’est l’appel de la vie au rejeton à se détacher de la souche, à être soi-même, à s’ouvrir au futur, à se lier à d’autres, à devenir « personne ». Ainsi l’Esprit Saint a-t-il fait irruption dans la vie de l’Église naissante un jour de grand vent. Jusque-là, tout paraissait clair aux disciples du Ressuscité : leur Dieu était le Dieu de leurs pères, Jésus était cru son fils, son envoyé, son bien-aimé, sans que cela troublât la solitude ombrageuse de l’Unique, et l’Église brûlait de zèle pour la Loi. Et puis tout a changé d’aspect sous l’éblouissement d’une lumière neuve ; l’Esprit a dévoilé qui étaient réellement l’un pour l’autre Dieu et Jésus : Père et Fils, un seul Dieu ; et l’Église a su qui elle était vraiment elle-même : fille du Père en tant que corps du Christ, messagère d’un Esprit de liberté par qui elle devenait mère des peuples réconciliés. Elle n’a pas « inventé » l’Esprit Saint dans un grand délire métaphysique, elle l’a reçu – on peut même dire qu’elle l’a « subi » -, à telle enseigne qu’elle ne pourra jamais plus s’en séparer : elle en était née.
C’est l’Esprit Saint qui forme le nous commun du Père et du Fils, et le nous des chrétiens sur ce modèle, et qui insère le second dans le premier. Le nous divin, qui maintient la distinction de « toi et moi », n’est pas fusion mais coexistence du Père et du Fils l’un dans l’autre. Le nous le plus naturel aux hommes n’est pas non plus l’élimination du moi, il est son extension à d’autres, mais au point qu’un moi envahissant risque d’accaparer ceux auxquels il s’associe, et un nous exclusif de devenir l’expression d’une volonté de puissance opposée à d’autres nous. Le nous chrétien que forme l’Esprit requiert, lui aussi, l’entière et forte implication du je, mais dans la désappropriation du moi, l’engagement du je à laisser croître d’autres je, à se mettre à leur service, le dessaisissement de soi sous l’anonymat d’un je qui, dissimulé dans un pluriel, se laisse dire par d’autres à la façon d’un il. Tel est le nous que la récitation quotidienne du « Notre Père » devrait aider les chrétiens à former, entre eux et avec d’autres, non seulement dans l’universalité de l’Église, mais également et beaucoup plus dans toutes relations interpersonnelles, communautaires ou sociales. S’habituer à glisser le je dans un tel nous, à la fois en excès et en retrait, non toi comme moi, mais moi comme toi, c’est le signe qu’une « Troisième personne » s’y est logée. » (Études, juin 2003)
Vers une altérité ouverte
Pour aller vers un « nous », il faut donc passer du deux au trois, sortir de la dualité, du « moi et les autres », vivre l’apprentissage d’une altérité ouverte. Quel est ce tiers qui empêche de rester enfermé entre semblables et proches ? L’étranger, l’inconnu, l’ennemi-même ? L’immigré qui frappe à la porte et n’est pas le bienvenu, ou le blessé sur le bord du chemin, comme dans la parabole du bon Samaritain ? En tous cas, celui qui empêche de tourner en rond et oblige à ouvrir les portes et les fenêtres. Et à garder ensuite au moins une porte entrebâillée.
Comme il est difficile de dire « nous » aujourd’hui. Qu’est-ce qui nous est commun ? Certes la pandémie nous est commune, avec les ravages qu’elle cause, l’inquiétude qu’elle suscite. Au départ, on pouvait rêver qu’elle nous pousserait à être « les anges gardiens les uns des autres ». Un an après, on a plutôt l’impression que chacun cherche à tirer son épingle du jeu. Certes les soignants veillent sur nous. Il fut même un temps où nous nous mettions à la fenêtre, soir après soir, pour les applaudir. Cette époque, pourtant récente, semble déjà lointaine.
On pouvait espérer que le danger affronté entraînerait une prise de conscience de l’état réel de la planète, notre maison commune, et une interrogation sur nos modes de vie. Mais l’horizon se referme et chacun reprend ses billes. Entre les États, c’est la foire d’empoigne en matière de vaccins. Et ceux qui le peuvent fourbissent leurs armes en vue de la reprise. Depuis le début de la crise, des dizaines de millions de personnes ont basculé dans la pauvreté, et, dans le même temps, les grosses fortunes ont prospéré plus que jamais. Les inégalités, sur lesquelles les plus éminents économistes et le pape François ne cessent de nous alerter, continuent à se creuser. On fait la sourde oreille. On regarde ailleurs.
Notre monde a besoin d’unité pour affronter l’avenir, mais où est cette unité souhaitable qui fédèrerait les énergies, ferait droit à l’extraordinaire diversité des formes de vie présentes dans ce monde, dans un « nous » incluant tous les êtres vivants et Notre Mère la terre ?
Le monde n’a jamais eu autant besoin du Souffle de l’Esprit, le troisième.
L’Esprit Saint n’est pas dans l’Église
Joseph Moingt
comme dans un enclos,
mais comme sur une piste d’envol.
“Explique-toi par ce lieu-dit :
Que l’Esprit parle à notre esprit
Dans le silence !” (Hymne Dieu caché D. Rimaud CNPL)
“La symbolique de l’Esprit-Saint n’est pas anthropologique mais cosmologique (l’espace, le feu, le vent, le souffle, l’eau)
L’Esprit-Saint : moins ce dont on parle que ce qui fait parler.
Le Saint-Esprit, Dieu au plus loin et au plus proche.
“L’Esprit n’est trouvé que si la lettre n’est point esquivée.” (Paul Beauchamp)
L’Esprit nous remet les pieds sur terre.”
(Dieu, un détour inutile ? Entretiens Louis-Marie Chauvet)