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De Noël à Pâques, Dieu autrement

Les deux plus grandes fêtes de la foi chrétienne nous invitent à penser Dieu loin des attributs de toute–puissance, de maîtrise et de pouvoir, auxquels il est inévitablement associé. Et le lien entre la mangeoire de Noël et le dénuement de la Passion est bien plus fort qu’il n’y paraît. Ainsi que nous l’ont rappelé J. Moingt et… Jean Sébastien Bach. La chronique de Jean-Claude Thomas

Au moment où nous nous approchons de Noël, en ces derniers jours d’Avent, je vous propose d’essayer de réfléchir sur le sens de cette fête à la lumière de la pensée de Joseph Moingt. Qu’allons-nous fêter ? Quelle incarnation ?
Au-delà et au travers des images traditionnelles, en relisant les textes évangéliques, à quel discernement nous invite l’auteur de L’homme qui venait de Dieu et de Dieu qui vient à l’homme, en cohérence avec ce qui est le cœur du christianisme ?
Sans rien lâcher des aspects les plus touchants et les plus porteurs de sens de cette fête, Joseph Moingt nous invite à parcourir un chemin qui remonte de Pâques vers les origines. En nous réinterrogeant, comme les évangélistes l’ont fait, sur la personne de Jésus et sur le visage de Dieu qu’il porte en lui, le Dieu qu’il nous révèle.
C’est cette démarche de remontée vers l’origine qu’évoque saint Luc dans le début de son évangile : partir de l’expérience de ceux qui « furent témoins oculaires et serviteurs de la Parole », et s’interroger sur « tout ce qui s’est passé depuis le début » pour en proposer un récit (Luc 1, 2-3).
Et quand saint Matthieu, dans ses premiers versets reprend la citation d’Isaïe annonçant la venue de celui « auquel on donnera le nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : “Dieu avec nous” » (Mt 1,22-23 citant Isaïe 7,14), l’évangéliste nous invite, en quelque sorte, à faire le lien avec l’épilogue de ce même évangile : « Et moi je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28,20).

La proximité de sens entre Noël et Pâques est quelque chose qui court tout au long de l’histoire du christianisme. C’est non seulement ce qui rend compte du processus d’élaboration des évangiles, mais c’est aussi ce qui les structure.
Car ce « Dieu avec nous » n’est pas un ovni que nous accueillerions à Noël à travers les récits merveilleux qui font briller les yeux des enfants. II est le même que celui qui se révèle dans sa plongée au cœur de la tragédie humaine, dans la Passion, et que la résurrection et l’effusion de l’Esprit, – à travers l’expérience qu’en font les apôtres et nous après eux – manifestent être la source d’une espérance plus forte que les forces de mort qui travaillent notre humanité.

À travers l’expérience des apôtres se dévoile pour nous et tous les hommes « un Dieu qui se donne à “voir” en Jésus, dépouillé de tout signe de puissance et de justice vindicative et qui ainsi… révèle sa profonde et universelle humanité : le lien contracté en Jésus avec les hommes de toutes races et religions, entrelacé au lien qui les unit tous deux en un seul “toi en moi et moi en toi”, lien qui ouvre son royaume à tous, à la seule condition qu’ils acceptent pour frères les exclus de toutes sortes auxquels le Fils de Dieu, accusé de blasphème et livré au supplice des esclaves, s’est rendu semblable et même identifié. » En Jésus « un Dieu nouveau se révélait, qui bouleversait les cadres du sacré » (J. Moingt « Pour un humanisme évangélique », Études, octobre 2007).

Que mettent en effet sous nos yeux les récits de la Nativité ? Non pas une démonstration de toute-puissance divine. Ils soulignent tout au contraire le dénuement de cet enfantement. Un mot revient à plusieurs reprises : « Or, pendant qu’ils étaient là, le jour où elle devait accoucher arriva ; elle accoucha de son fils premier-né, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire […]. » Et l’annonce faite aux bergers : « Il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur qui est le Christ Seigneur ; et voici le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire.” […] Ils y allèrent en hâte et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né couché dans une mangeoire » (Luc 2, 6-16).

Un nourrisson emmitouflé et, faute de mieux, déposé par sa mère dans une auge. Voilà ce qui est qualifié de « signe », au sens biblique du terme, un terme utilisé à soixante-dix-sept reprises dans le Nouveau Testament et qui désigne un geste, un temps, un comportement porteur de sens et dans lequel Dieu révèle quelque chose de lui-même. De quoi ce nouveau-né dans une mangeoire est-il donc le signe ? « La mangeoire est le signe d’un Sauveur accessible à tous, adoré par ceux dont on n’attend aucune adoration (les bergers et les mages). Elle signe une infinie bienveillance, un accueil inconditionnel. Elle raconte une ouverture divine très inspirante. Noël célèbre une manière inouïe d’être Dieu. L’enfant de Marie ne domine aucunement les humains. Il ne les conquiert pas, il tète. L’auge de Bethléem ouvre un horizon, signature d’une douceur, d’une retenue et d’une pauvreté qui caractérisent le Dieu que l’Évangile identifie à cet enfant. » (J.L. Rolland, « Les récits de la Nativité », Études, décembre 2018).
Car le Fils « nous raconte Dieu, il en est le lumineux récit dans sa personne et son histoire », écrit Joseph Moingt. La personne du Christ ne révèle pas seulement Dieu, elle est révélation. Car la révélation « n’est pas un acte produit par Dieu », « dont Dieu serait l’auteur sans en être sujet, sans la subir lui-même en lui-même. En d’autres termes – et là est la spécificité du concept chrétien de révélation –, dire que Dieu se révèle en Jésus, cela veut dire que quelque chose arrive à Dieu, qu’il lui arrive de passer par où Jésus est passé pour se mettre et se tenir en relation vivante, en communication de vie avec les hommes » (Dieu qui vient à l’homme, « Du deuil au dévoilement de Dieu », p.287).

Giotto-Nativité
Giotto di Bondone La Nativité du Christ, fresque de la chapelle des Scrovegni, Padoue

Pâques et Noël se conjuguent en une même histoire pour nous inviter à penser Dieu autrement, loin des attributs de toute puissance, de maîtrise et de pouvoir qui semblent inévitablement liés cette idée. À nous réinterroger aussi sur ce qu’est la « révélation », ou à penser autrement ce que le dogme appelle « l’incarnation ». 
L’enfant de la crèche porte en lui et nous donne à voir ce Dieu qui se rend présent dans l’humanité de Jésus, ce Dieu que nous pouvons découvrir au long des Évangiles dans sa personne et dans ses gestes. Des gestes qui le traduisent en actes.
Ce Dieu qui nous réserve toujours des surprises, comme dans les paraboles qui parlent du Royaume et sont autant de façons indirectes et imagées de parler de lui. Un Dieu plus à l’aise dans le dénuement et la frugalité que dans l’or et le marbre, plus « chez lui » sur la paille de la crèche que sur un trône de gloire.
Le lien extrêmement fort entre Noël et Pâques s’est glissé jusqu’à nous au fil de la tradition. Je voudrais en évoquer deux signes, très différents l’un de l’autre, mais qui ont la même source. L’un en espagnol, l’autre en musique.
Au Chili, j’ai été frappé, par la salutation qui accompagne la fête de la Nativité. Au lieu de « Felix Navidad », le « Joyeux Noël » auquel nous sommes habitués, la coutume là-bas est de se saluer en disant « Felices Pascuas », « Joyeuses Pâques ». Comme si Noël était une autre manière d’accueillir la bonne nouvelle de Pâques. Une sorte de deuxième fête de Pâques. C’est déroutant pour nous, comme est déroutant le fait qu’au Chili, Noël se situe à la fin du printemps et marque le début des grandes vacances d’été.

Deuxième signe, d’un tout autre ordre. Dans son Oratorio de Noël, ce monument musical qui fait alterner chœurs, récitatifs, chorals et airs de soliste, Jean Sébastien Bach introduit, dès le début, dans le premier choral, une mélodie qui vient de la Passion selon saint Matthieu. Une mélodie que, dans cette autre œuvre remarquable, écrite quelques années plus tôt, Bach a insérée immédiatement après la scène de la crucifixion.
Or, dans l’Oratorio, et à cinq reprises, Bach réintroduit cette même mélodie, avec ces mots qui l’accompagnent cette fois: « L’humanité a sa place, tout près de Dieu ». Il peut sembler étrange de la voir introduite dans une composition qui d’un bout à l’autre respire la joie de Noël. On peut y voir le signe que Jean Sébastien Bach, ce musicien théologien, a conscience de ce qui rapproche la croix et la nativité. Noël traduit, dans le dénuement de la crèche ce que l’on peut appeler le « changement de l’identité de Dieu », le changement qui s’est opéré en Jésus Christ. Les langes et la mangeoire de Bethléem témoignent de ce changement. « En ce faible petit enfant, venu pauvre sur terre … ici un Dieu, également un homme est né »  chante le chœur.  « Bach nous rappelle ainsi qu’il n’y a de Nativité que dans cette perspective. » (J.L. Rolland, « Les récits de la Nativité », Études, décembre 2018).

Bonne fête « pascale » de Noël.

Jean-Claude Thomas

Co-fondateur du Centre Pastoral Halles-Beaubourg, avec Xavier de Chalendar, de 1975 à 1983. Particulièrement impliqué dans les relations de solidarité et la défense des Droits de l’Homme.
Président de l'Arc en Ciel de 2003 à 2024, il a invité fréquemment Joseph Moingt et cherche à mieux faire connaître aujourd’hui l’œuvre de ce grand théologien.

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