Jésuite et théologien infatigable, Joseph Moingt n’a jamais arrêté de chercher et d’écrire jusqu’à sa mort en juillet dernier, à cent quatre ans. « Au lieu de partir d‘en haut, il part d’en bas. Il se demande ce qui circule, confusément peut-être, dans les années qui suivent la mort de Jésus de Nazareth. Que vivent les hommes et les femmes qui l’ont connu et accompagné au cours de son existence ? ». Avec ce renversement de perspective, il renouvelle en profondeur la compréhension de la foi. Jean-Claude Thomas, qui a été son assistant à la Catho de Paris, nous raconte dans cette nouvelle chronique le cheminement d’un homme qui, reprenant tout à zéro à plus de cinquante ans, invite les chrétiens à se laisser toujours interroger et bousculer par la nouveauté de l’Évangile.
J’ai fait la connaissance de Joseph Moingt au début des années 1970, lors de la création de la Formation C à l’Institut catholique de Paris. François Coudreau, responsable du catéchuménat à Paris, avait eu l’intuition que, pour donner aux laïcs toute leur place dans l’Église, il fallait mettre en place à leur intention une formation théologique de même niveau que celle des clercs. La Formation C a été créée dans ce but. Il a demandé à Joseph Moingt de se charger de la christologie. Et il nous a demandé, à Joseph Doré et à moi, d’être ses assistants. J’avais travaillé avec François Coudreau dans le cadre du catéchuménat. Mais je ne connaissais pas Joseph Moingt. Je n’avais même jamais rien lu de lui.
J’ai découvert un petit homme vif, plein d’humour et de curiosité intellectuelle, jusque-là spécialiste des Pères de l’Église. Il avait accepté de se lancer dans cet enseignement tout nouveau pour lui, domaine de la théologie qu’il n’avait encore jamais abordé.
Au lieu de démarrer sur des bases connues, il a pris cet appel comme un défi l’invitant à se plonger dans de nouvelles recherches. Rien d’évident pour un homme de cinquante cinq ans (il est né en 1915). Il aurait pu se reposer sur ses lauriers, d’autant que les jésuites lui ont confié, la même année, la direction de la prestigieuse revue « Recherches de Science Religieuse ». Mais à l’inverse, comme pourrait le faire un jeune chercheur de vingt-cinq ans au sortir de ses études universitaires, il a tout repris à la base, sans ménager sa peine et en s’initiant à des disciplines nouvelles, comme l’exégèse historico critique de la Bible qui ne lui était pas du tout familière.
L’invitation et l’appel de François Coudreau nous ont valu, au fil des années, ces œuvres marquantes que sont : L’homme qui venait de Dieu (1993), Dieu qui vient à l’homme, (2002 et 2006), et finalement, Croire au Dieu qui vient en 2014 et 2016. Sans cet enseignement destiné aux laïcs, n’existerait pas ce petit livre magnifique qu’est La plus belle histoire de Dieu (1997), avec Marc Alain Ouaknin et Jean Bottero, et, pas davantage, Croire quand même (2010), Faire bouger l’Église catholique (2012) et le dernier né, en forme de testament, L’Esprit du christianisme en 2018.
Car cet homme infatigable n’a jamais arrêté de chercher et d’écrire jusqu’à sa mort en juillet dernier, à cent quatre ans. Je me souviens de nos premières rencontres, quand il nous faisait partager ses interrogations sur la démarche à adopter pour proposer un enseignement crédible sur le Christ à des hommes et des femmes d’aujourd’hui.
Pour parler du Christ, Fils de Dieu, la plupart des théologiens partent d’un discours sur Dieu. Mais que connaissons-nous de Dieu ?
Joseph Moingt
Dieu, comme le dit saint Jean,
“personne ne l’a jamais vu”.
Et aujourd’hui, pour la plupart de nos contemporains, il a disparu de l’horizon.
Le Fils ? Nous avons bien une image de lui
mais est-on en droit de dire qu’on l’a rencontré ? En réalité la seule expérience que nous avons est celle de l’Esprit Saint, car il est avec nous et il est en nous. C’est de cette expérience qu’il nous faut partir.
Ce renversement de perspective se retrouve dans le premier chapitre de L’homme qui venait de Dieu intitulé « la rumeur ». Au lieu de partir d‘en haut, Joseph Moingt part d’en bas. Il se demande ce qui circule, confusément peut-être, dans les années qui suivent la mort de Jésus de Nazareth ? Qu’est ce qui se dit ? Qu’est ce qui émerge petit à petit ? Que vivent les hommes et les femmes qui l’ont connu et accompagné au cours de ces brèves années où il est « passé en faisant le bien », comme dit Pierre dans les Actes des Apôtres, lors de sa rencontre avec le centurion Corneille (Actes 10,38) ?
Jamais, j’en suis persuadé, l’œuvre de Joseph Moingt n’aurait pris l’ampleur et la forme que nous lui connaissons aujourd’hui sans ces deux caractéristiques : tout d’abord être le fruit du travail et de la recherche d’un homme qui reprend tout à zéro à plus de cinquante ans et met toute sa compétence au service de cette nouvelle exploration. D’autre part son objectif n’est pas de parler à des clercs, comme c’était le cas pour lui auparavant, mais à des laïcs, immergés dans un monde dont Dieu est largement absent, mais qui sont susceptibles de s’intéresser à une parole neuve, irriguée par ce qu’il y a de plus central et originel dans le christianisme.
J’en veux pour preuve d’abord les discussions que nous avions lors des débuts de la Formation C. Quel objectif poursuivre ? Que proposer ? Beaucoup d’étudiants d’âge mûr venaient chercher dans ces cours du soir pour laïcs des connaissances théologiques pour sous tendre leur vie et leur action.
Avec Joseph Moingt, nous pensions qu’il fallait proposer autre chose : permettre à ces hommes et à ces femmes de devenir eux-mêmes des théologiens. Non pas au sens professionnel du terme. Mais il nous semblait que tout chrétien qui réfléchit est un peu théologien quand il fait le lien entre la parole biblique, sa culture et sa vie. L’enjeu d’une formation nouvelle : permettre que ce travail quasi instinctif acquière plus de contenu, de densité et de cohérence. Comment ? Grâce à une lecture plus précise, plus critique et plus contemporaine de l’Ancien et du Nouveau Testament, accompagnées d’une réflexion sur la foi plus en rapport avec la culture et le monde d’aujourd’hui. Et le recul que donne la découverte de l’histoire.
J’en ai une autre preuve, plus proche de nous dans le temps. En 2010, Joseph Moingt avait terminé l’écriture du premier tome de Croire au Dieu qui vient. Son manuscrit était entre les mains d’un éditeur qui ne se décidait pas à le publier. Réticence liée au contenu très critique ? Peur d’une réaction des autorités religieuses en place ? En tout cas cela n’avançait pas. Joseph Moingt a repris son manuscrit et est allé frapper à la porte de la maison Gallimard. Cette prestigieuse maison d’édition n’avait jamais publié de livre de théologie. Qu’à cela ne tienne ! Il connaissait Antoine Gallimard. Il est allé le voir et celui-ci a accepté de publier et de diffuser Croire au Dieu qui vient. Le livre s’est retrouvé en bonne place sur les rayons des libraires, et non plus cantonné aux librairies spécialisées. À la disposition de tous !
Et, pour la petite histoire, quand nous lui demandions ce que les autorités vaticanes pensaient de sa vision très critique du christianisme, il nous répondait, avec un sourire : « Ils se disent : ‘’Il va bientôt mourir !’’ ».