« Dieu partenaire de l’homme ? N’est-il pas abusif de s’exprimer ainsi ? Dieu n’est-il pas le Tout-Autre ? Mais non, car rien n’est plus proche de l’homme que ces graines d’humanité semées par les paroles dites au nom du Très-Haut ».
La chronique de Jean-Claude Thomas
En écho à ce qu’écrit Joseph Moingt et en repensant à l’Ancien Testament, une chose me frappe. Tout se passe, avec le Dieu de la Bible et des prophètes, comme s’il prenait l’humanité par la main pour avancer avec elle sur le chemin qui mène vers sa véritable identité.
Dieu partenaire de l’homme ? Dieu qui précède l’homme sur son chemin ? N’est-il pas abusif de s’exprimer ainsi ? Dieu n’est-il pas le Très-Haut, le Tout Autre ? Ne faut-il pas marquer les distances et dire plutôt que Dieu est loin de l’homme ?
Dieu loin de l’homme ? Oui au sens où l’invisible nous échappe toujours. Mais non, car rien n’est plus proche de l’homme que ces graines d’humanité semées par les paroles dites au nom du Très-Haut.
On peut dire que l’homme ne naît pas humain, il le devient. Et la parole de Dieu le précède sur ce chemin. Il devient humain en franchissant de multiples seuils à l’image de l’éveil et de l’éducation d’un enfant. L’enfant vit des apprentissages où la parole joue un rôle essentiel, prend conscience de lui-même à travers les relations avec d’autres, est précédé sur son chemin par des êtres porteurs de savoir-faire et de culture.
L’humanité émerge ainsi en combinant deux axes : la relation avec le visible — les relations entre les humains — et la relation avec l’invisible, la relation au Tout-Autre. Et les moments clés de ce long chemin sont ceux où ces deux axes se croisent : le Code d’Hammourabi, le Décalogue, les Béatitudes, la grande fresque du chapitre 25 de l’Évangile de Matthieu.
Dieu se révèle le meilleur éducateur de l’homme. Je sais combien cette affirmation est dangereuse lorsqu’elle est maniée par des extrémistes, de quelque bord qu’ils soient, ceux qui veulent que l’homme reste un éternel « infans », un être sans parole personnelle, incapable de trouver son chemin et ne devant son salut qu’à l’application à la lettre d’un code.
Or Dieu n’est pas un éducateur qui renvoie l’homme à une servitude et l’y relègue. Dieu n’a que faire de sujets soumis qui ne font qu’obéir.
Dieu, au sens noble du terme, est l’interlocuteur de l’homme qui cherche son chemin, qui est prêt à écouter et à se laisser instruire pour trouver la vie. Une plénitude de vie où peut s’épanouir ce qui fait son originalité d’homme : son intelligence, sa liberté, sa créativité, sa capacité à aimer, la qualité de ses sentiments, son souci du bien commun et de la construction de la paix. Paix, Shalom, Salam ne veut-il pas dire d’abord « plénitude » ?
Oui, non seulement j’ose dire « Dieu nous précède en humanité », mais j’irais jusqu’à dire : « Dieu seul est humain ». Lui seul me semble nous indiquer le chemin d’une pleine humanité, en nous précédant d’une certaine façon sur ce chemin, par la parole des prophètes et à travers les rencontres, les gestes et les paroles de Jésus.
Dieu partenaire de l’émergence du sujet
L’histoire d’Abraham porte déjà la marque de ce Dieu « partenaire de l’émergence du sujet ». Abraham quitte son pays et le monde de ses pères parce qu’il a perçu un appel qui s’adresse à lui personnellement. Il n’est pas le représentant d’un peuple, il quitte au contraire le sien. Il est quelqu’un qui devient en quelque sorte « partenaire de Dieu », partenaire d’une relation en « Je » et « Tu ». S’il part « sans savoir où il va » (Hébreux 11,8), ce n’est pas seulement vrai en termes géographiques (vers quel pays ?), mais en termes d’expérience humaine (que va-t-il vivre, qui va-t-il devenir ?). C’est cette aventure personnelle, vécue en partenariat avec Dieu, un Dieu qui se révèle proche au point de pouvoir être contesté (voir la prière pour Sodome, Genèse 18,17-33) qus Saint Paul appelle la foi (Romains 4). Et c’est cette foi qui débouche, après bien des paradoxes, sur une fécondité universelle.
L’appel qui met en route Abraham est, en hébreu, « leikh leikha » qui se traduit littéralement par « Va vers toi » ou « Va pour toi ». Ce qui est totalement différent de « Quitte ton pays » qu’on trouve dans la plupart des traductions. Le verset de la Genèse (12,1) dit, dans la traduction d’André Chouraqui : « IHVH-Adonaï dit à Abrâm : “Va pour toi, de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir” ». Le grand commentateur juif médiéval de la Torah, Rachi de Troyes, traduit : « Va pour toi, pour ton bonheur. »
Marie Balmary fait écho à ces mots de la Genèse et à l’exégèse de Rachi :
« YHWH ne dit pas à Abram : Viens vers moi. Ni même : Monte vers moi. […] YHWH est celui qui appelle l’homme vers l’homme : ceci m’apparaît comme un événement d’une portée incalculable pour le devenir conscient de l’humanité… Ce “Va vers toi” a pu dormir durant des siècles dans cet écrit sans que la plupart y aient accès… » (L’Univers de la Bible, Ed. Lidis, 6,31)
Trop en avance sans doute pour être compris « cet appel divin n’a pas été retenu dans sa lettre par ceux qui voulaient transmettre Dieu », et il a fallu les détours de l’histoire et une multitude de conflits pour que nous le retrouvions.
Salut et humanité
C’est ce que Joseph Moingt rejoint, en parlant du salut : « Le salut est… à la mesure de l’acte créateur ni du projet divin. Dieu veut sauver en totalité l’humanité créée à son image en élevant vers lui l’esprit et la liberté des hommes et en les rassemblant tous dans l’unité de son amour… Et la parole évangélique,… insinue au fond des cœurs l’Esprit qui met sur le chemin du salut quiconque, cédant à ses puissantes sollicitations, se met en devoir d’accomplir ce pour quoi il a été créé homme.Désireuse de coopérer à ce salut universel, l’Église a le souci, non d’elle-même ou d’un salut pour quelques-uns, mais de l’humanité de l’homme, car il est trop vrai que cette humanité est malade, asservie à ses appétits de pouvoir, de profits et de plaisirs, victime de ses peurs et de ses haines, déviée de ses fins transcendantes, oublieuse de sa dignité, et cela sur le plan des relations entre peuples et cultures comme sur celui des relations individuelles.
La mission de l’Église est de sauver la foi de l’homme en lui-même que lui inspire la foi au Dieu de Jésus Christ et qu’entretient en elle l’adoration qu’elle lui rend chaque jour. Quel que soit le nombre de ses fidèles, si petit qu’il soit, elle remplit sa mission en mettant tous ses soins à se tenir en communication avec les personnes, les sociétés et les peuples, à connaître les besoins de l’humanité et à y subvenir, à panser ses blessures, à élever son esprit, à participer à ses combats pour une libération jamais acquise, à se dévouer au service des hommes dans l’esprit des Béatitudes et du Sermon sur la montagne. Elle a à cœur pour cela de se présenter elle-même à eux comme une terre de liberté et de fraternité, où des hommes s’aident mutuellement à croître en humanité, et elle envoie et laisse aller ses fidèles au monde, communiquer avec lui en toute autonomie et responsabilité, pour y jeter des semences d’Évangile et de salut. » (« L’humanisme Évangélique », Études, octobre 2007).
Aujourd’hui, face à cet enjeu d’humanité, le Pape François compare l’Église à un « hôpital de campagne » : « Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. …Nous devons soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste. Soigner les blessures, soigner les blessures… Il faut commencer par le bas… Au lieu d’être seulement une Église qui accueille et qui reçoit en tenant les portes ouvertes, efforçons-nous d’être une Église qui trouve de nouvelles routes, qui est capable de sortir d’elle-même et d’aller vers celui qui ne la fréquente pas » (L’Église que j’espère: Entretien avec le père Antonio Spadaro, Flammarion, Paris, 2016 ; orig. italien 2013)
Si le salut qui importe, aux yeux du pape François comme aux yeux de Joseph Moingt, est non le salut individuel ni le seul salut des âmes, mais le salut de toute l’humanité, on comprend l’urgence mobilisatrice qu’exprime avec force le Pape François dans Laudato Si’ et Fratelli Tutti. Une urgence où les enjeux sociaux interfèrent avec les enjeux climatiques, où les enjeux intérieurs et personnels croisent les enjeux de survie pour des peuples entiers. Une situation, et une urgence où, comme dans la devise républicaine, la liberté et l’égalité sont plus que jamais indissociables de la fraternité (voir : Cynthia Fleury, Mona Ozouf, Michèle Perrot, Liberté Égalité, Fraternité, Éd de l’Aube, 2021).
Magnifique. Très beau!