Qui sont-ils, ces marginaux, ces excentriques qui peuplent de nombreuses pages de la Bible, ceux dont la méditation donne des fous rires ou des cauchemars et qui pourtant jouent un rôle essentiel dans le développement du récit ? Voici le portrait de Melkisedeq, l’ancêtre des illustres inconnus. Par Jesús Asurmendi

Le nom est composé de deux termes dont les racines sont très connues et fréquentes : mlk et sdq. Le nom veut donc dire « mon roi est justice ». Ou mon roi est la justice. Ce qui est tout à fait normal étant donné que la principale fonction d’un roi était d’établir ou rétablir la justice.

Melkisedeq apparaît en Genèse 14 et on n’en parle plus sauf une allusion au Psaume 110 dont on parlera après. Le chapitre 14 de la Genèse est un vrai casse-tête pour les commentateurs qui s’arrachent les cheveux (plutôt ce qui leur en reste) pour l’expliquer. En effet, Gen 14 semble un ovni. Rien avant ne peut laisser le supposer et rien après ne le suit. Abraham apparaît faisant la guerre contre une ligue de rois pour libérer son « neveu » Lot. À la suite de sa victoire, Melkisedeq sort à sa rencontre, lui offre du pain et du vin et le bénit. Abraham lui donne la dime de tout ce qu’il avait « gagné » dans cette guerre. Melkisedeq est présenté comme roi de Salem. Ce qui est interprété habituellement comme Jérusalem. Le texte dit en même temps qu’il « était prêtre du Dieu Très Haut ».

Melkisedeq réapparaît dans le Psaume 110, 4. Il s’agit d’un psaume royal, déclinant les différents aspects de l’institution : le roi, par fonction, était le prêtre suprême, charge qu’il déléguait aux prêtres des sanctuaires. Melkisedeq, comme tous les rois, était roi et prêtre, de Salem, comme le rappelle Gen 14.

Le Seigneur l’a juré dans un serment irrévocable :
“Tu es prêtre à jamais à la manière de Melkisedeq”

Psaume 110

Il faut attendre l’Épître aux Hébreux pour entendre parler à nouveau de Melkisedeq. Si Paul, dans ces lettres, s’était attaqué à la loi juive, rien en revanche, n’était dit sur le deuxième pilier du judaïsme, le temple, et donc son sacerdoce. C’est l’un des buts de l’Épître aux Hébreux. Ce texte prétend argumenter le changement de sacerdoce. L’ancien, celui de l’Ancien Testament est aboli, ne sert plus. Un nouveau est instauré par le Christ. L’épître s’appuie sur la figure de Melkisedeq comme point de départ de ce nouveau sacerdoce. Dans les chapitres 6-7, elle souligne qu’il s’agit, en Christ, d’un prêtre différent, et applique au Christ le Psaume 110. La boucle est bouclée : voilà donc le Christ prêtre, mais un prêtre différent. Il est prêtre sur la forme de ne pas en être un.

Anonyme flamand, La Sainte Cène, Anvers, 1510-1520, Metropolitan Museum, New York. Sur le panneau de gauche, la Rencontre entre Abraham et Melkisedeq. À droite, la Descente de la manne
Anonyme flamand, La Sainte Cène, Anvers, 1510-1520, Metropolitan Museum, New York. Sur le panneau de gauche,
la Rencontre entre Abraham et Melkisedeq. À droite, la Descente de la manne
Abraham et Melkisedeq, détail du triptyque précédent

Melkisedeq devient ainsi l’archétype du prêtre et on s’appuiera sur sa figure pour configurer et conforter celle des prêtres en chrétienté. Sachant que dans le Nouveau Testament il n’y a pas de prêtres, de même que dans le christianisme naissant, il a bien fallu trouver quelque chose pour soutenir cette institution qui est devenue centrale à partir du IIIe siècle de notre ère. La figure de Melkisedeq était là pour le faire.

Voilà l’exemple type du personnage secondaire, sorti de nulle part, sans père ni mère, comme dirait l’Épître aux Hébreux, promu ainsi au grade d’archétype du sacerdoce chrétien. Il est vrai que théologiquement parlant, le sacerdoce chrétien a aussi peu de consistance que le Melkisedeq biblique. Il est vrai que la figure, le profil de Melkisedeq, par son manque d’identité, se prêtait bien à être investi de ce qu’il a été dans le Psaume 110 et dans l’Épître aux Hébreux.

Un signe que Melkisedeq, malgré son parcours, est un personnage de deuxième division c’est qu’à ma connaissance, il n’a pas servi de prénom chrétien ni juif, d’ailleurs. Et pourtant, Dieu sait si maintenant l’on fait tout et n’importe quoi avec les prénoms. On est passé de la mode biblique, à celle des prénoms « traditionnels », à ceux des stars américaines ou des stars de football. Mais Melkisedeq n’est entré dans aucune des catégories : il n’est pas Messi. Pas de chance pour ce pauvre Melkisedeq. On pourrait d’ailleurs le proposer lors des futures préparations au baptême des petits. Je doute que l’on ait beaucoup de succès.

Melkisedeq, mosaïque, Sant’Apollinare in Classe,
Racenne, VIIe siècle

Malgré cela, il est relativement connu à cause de son aura de prêtre et de certains de ses traits qui ont servi (Psaume 110) à concevoir le sacerdoce du Christ et celui des prêtres chrétiens. Bien que dans le profil de ces derniers la plupart de ses caractéristiques viennent du sacerdoce païen.

Mais comment fait-on pour être un personnage de deuxième zone et le rester ? Et bien : en ayant aucun trait dans son profil qui permettent des développements ultérieurs. Pensons à Abraham. En dehors de la Genèse et d’une rapide mention dans le livre d’Isaïe (63, 13) on n’en parle plus dans l’Ancien Testament. Il est vrai aussi que cette situation doit tenir compte des aléas de l’histoire de la rédaction des textes. Et pourtant Abraham est devenu « le père des croyants » et le premier même de la lignée des croyants, le premier musulman, pour l’Islam. Paul d’un côté et le Coran de l’autre s’en sont chargés. Melkisedeq n’a pas eu cette chance.

asurmendi.jesus
Jesús Asurmendi

Bibliste. Professeur honoraire à l'Institut Catholique de Paris.
Parmi ses publications, « Du non-sens — L'Ecclésiaste », Éditions du Cerf, Paris, 2012 ; « Job », Éditions de l'Atelier, Paris, 1999.

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