Depuis environ une quinzaine d’années, on nous rejoue le coup des crèches ! Peut-on les édifier dans les lieux publics ? Et, tout d’abord, sont-elles des symboles culturels ou cultuels ? Comme si la distinction entre cultuel et culturel n’était pas assez saugrenue, au moins pour un historien. La chronique du 14 décembre 2016 d’Alain Cabantous

Nous vous proposons les articles de cette chronique effacés de notre ancien site en mars 2021, lors de la fermeture du Centre Pastoral.

Depuis environ une quinzaine d’années, on nous rejoue le coup des crèches ! D’un côté des maires ou des présidents de conseils départementaux classés politiquement bien à droite — même un peu plus (Hyères, Béziers, Melun, la Vendée) — s’ingénient à faire édifier des crèches dans des lieux publics ; de l’autre des associations ou des individus à la laïcité sourcilleuse saisissent la justice devant ces initiatives édilitaires. Le problème est que les instances judiciaires n’ont pas d’opinion très tranchée sur la question et, selon les lieux, rendent des arrêts contradictoires.

Crèche napolitaine (XVIIIe siècle)

Devant cette cacophonie noëlique, le Conseil d’État, le 21 octobre dernier, a fait des recommandations qui constituent un assouplissement sensible de la grande loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Cette dernière était pourtant on ne peut plus claire à ce sujet, interdisant « à l’avenir d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépultures dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou des expositions » (article 28). Or, le Conseil d’État préconise d’évaluer la situation cas par cas car, précise-t-il, « une crèche est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations », donnant ainsi indirectement raison à Bruno Retailleau. Ce compagnon de route de Philippe de Villiers, actuel président du Conseil départemental de la Vendée, plaide (et agit) depuis longtemps pour l’installation d’une crèche dans son hôtel du département au prétexte qu’elle est un symbole d’abord culturel et non cultuel.

Distinction assez saugrenue au moins pour un historien. Depuis quand le cultuel n’est-il pas culturel ? Apparemment depuis que, dans certains milieux, le religieux a concentré une partie des symboles identitaires et communautaires. Dès lors, comment « les racines chrétiennes de la France », qui seraient menacées de toutes parts, pourraient-elles se passer de la crèche ? Cette représentation de la naissance de Jésus devrait beaucoup à saint François et au récit de Greccio de 1223 avec sa crèche vivante et la présence du bœuf et de l’âne sans attestation évangélique. En fait, hormis quelques éléments très ténus de l’existence d’une crèche dans un monastère bavarois au XIIIe siècle, son installation dans les églises et dans les espaces publics où elle pouvait être animée est beaucoup plus tardive. Probablement date-t-elle de la fin du XVIe siècle et seulement dans quelques régions d’Europe : l’espace méditerranéen (Italie du sud, Provence, Portugal surtout) ; l’espace continental (Bavière, Alsace, Autriche, Bohême). C’est tout aussi lentement que la crèche s’invite à domicile. D’abord dans quelques demeures aristocratiques puis vers la fin du XVIIIe siècle, grâce à une miniaturisation des personnages, elle se fixe dans l’espace domestique catholique de milieux sociaux de plus en plus larges. A l’aube du XIXe siècle, les petites figurines auront même leur propre marché, autorisant une diffusion plus large encore.

Angelots baroques à Naples

Ces initiatives furent d’abord mal vues par le clergé en raison des libertés prises avec la posture des personnages bibliques et de la libre interprétation des quelques lignes des textes scripturaires, puisque le décor reproduisait souvent le paysage environnant et les santons, par exemple, s’inspiraient des métiers traditionnels. Néanmoins, elles constituèrent une scénographie de substitution surtout lorsque la contre-Réforme prohiba la représentation des mystères ou quand la Révolution française interdit brièvement leur présence dans les églises. Finalement, à partir des premières décennies du XIXe siècle, les crèches, à quelques exceptions près — la Provence par exemple — se trouvaient essentiellement installées dans deux types de lieu : les lieux de culte et les maisons sans que les édiles ne réclament leur présence dans les mairies.

Puisqu’aujourd’hui bien des familles incroyantes installent « leur » crèche… culturelle dans un coin de leur demeure, puisque même des commerçants musulmans en placent dans leur devanture, ne pourrait-on souffler aux édiles en mal de références chrétiennes que cela suffit amplement pour se souvenir de la représentation culturelle de Noël et peut-être même de sa réelle signification. Tout le reste n’est qu’une mauvaise gesticulation politicienne et une appréhension plus qu’ambiguë d’un christianisme à nouveau pris en otage.

le 14 décembre 2016

alain.cabantous
Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

  1. VIBERT Claude
    VIBERT Claude says:

    Historiquement, seule la fête de Pâques est de tous temps la fête des chrétiens. La fête de Noël a été inventée par le Césaropapisme pour remplacer la fête payenne du sol invictus. Or les évangiles ne nous permettent pas de placer la naissance de Jésus au mois de décembre : où a-t-on vu que des bergers sortaient leurs moutons en hiver à 800 m d’altitude. Par contre une naissance au mois d’avril mai serait beaucoup plus vraisemblable. De plus les chroniques chinoises gardent la trace de l’apparition d’une étoile visible en plein jour vers avril de l’an -6 (une supernova), ce qui viendrait corroborer la tradition évangélique de l’étoile des mages.

  2. ALAIN CABANTOUS
    ALAIN CABANTOUS says:

    en réponse à Claude Vibert:
    Tout à fait d’accord pour la seconde partie de votre commentaire. Jésus n’est pas né un 25 décembre et l’argument agro-pastoral est pertinent. En revanche, cessons de répéter, comme jadis Usener ou Frazer, que Noël est une contre-fête au regard des célébrations romaines autour du sol invictus. La réalité historique est heureusement beaucoup plus compliquée. François Walter a écrit à ce sujet un chapitre très éclairant dans l’ouvrage “Noël, une si longue histoire”. Vous pourrez vous y référer.

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