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La statue au bout de la rue…

Quelles références historiques une ville est-elle capable d’assumer pour conserver son identité ? Dans quelle mesure les citadins se reconnaissent-ils ou non dans le choix imposé des « héros » d’hier ? Autant de questions que les récents affrontements de Charlottesville ont relancées aux États-Unis et ailleurs. La chronique du 24 septembre 2017 d’Alain Cabantous.

Nous vous proposons les articles de cette chronique effacés de notre ancien site en mars 2021 lors de la fermeture du Centre Pastoral.

Il y a quelques jours, Le Monde publiait une tribune du C.R.A.N. (Conseil Représentatif des Associations Noires) demandant que l’on débaptise les collèges, lycées et autres rues « Colbert » parce que ce ministre de Louis XIV était « l’auteur » du Code Noir, paru en mars 1685 (soit un an et demi après sa disparition) et le fondateur de la Compagnie des Indes Occidentales (1664-1674) spécialisée dans la traite négrière. Deux initiatives qui permirent le développement de l’esclavage et sa légalisation.

Pareille requête apparaît  un peu comme la version française assez soft de ce qui se déroule aux États-Unis depuis maintenant plusieurs années. À la demande d’associations, de citoyens, de représentants politiques, les gouverneurs de plusieurs États du sud ont décidé, et parfois déjà fait réaliser, le retrait des monuments à la gloire des Confédérés, fermes partisans de l’esclavage lors de la guerre de Sécession. Un certain nombre de statues ont déjà été déménagées : à Baltimore, Durham en Caroline du nord, Gainsville en Floride jusqu’à l’épisode beaucoup plus dramatique de Charlottesville consécutif, en août dernier, au retrait de la statue du général Lee et au changement de nom du parc éponyme où elle était installée. S’ensuivirent de violents affrontements entre, d’un côté, les « suprémacistes » blancs et les membres du Ku Klux Klan, d’abord soutenus par Trump, et, de l’autre, les partisans sans faille de la condamnation de l’esclavage.

L’étonnant de ces manifestations diverses, c’est qu’elles ne se déroulent pas sur fond de révolution radicale. La Révolution russe de 1917, celle de l’Iran en 1979 ou la fin de Saddam Hussein ont provoqué la joyeuse chute des multiples statues des dirigeants honnis. Cette règle du jeu remonte loin. Elle fut, en effet, largement développée par la Révolution française spécialement durant la période de la déchristianisation. Entre l’automne 1793 et le début du printemps 1794, c’est d’abord la statuaire religieuse qui fut prise pour cible. Sorte de nouvelle flambée iconoclaste après Byzance et le temps des Réformes. Toutefois, sous la pression de groupes politiques locaux ou de représentants en mission, on débaptisa aussi le nom de villes aux consonances trop catholiques ou fortement marquées du sceau de l’Ancien Régime. Ainsi Dunkerque (l’église de la dune, en flamand) devint Dune-libre, Pont-l’Abbé s’appellera Pont-Marat, Saint-Etienne, Armes-ville, Châteaudun, Dun sur Loir tandis que quelques localités provençales retrouvèrent leurs références romaines. Saint-Tropez fut nommée Héraclée et Sainte-Maxime se transforma en Cassius. On laïcisa donc l’espace mais assez modérément toutefois puisque seulement 8% des 38 000 communes furent concernées et, ce, pour une durée somme toute brève.

Très, très lointains épigones des représentants en mission, certains maires fraîchement élus n’ont jamais hésité à modifier idéologiquement la toponymie de leurs villes. Avant le trop célèbre Robert Ménard à Béziers, Bruno Mégret, maire F.N. de Vitrolles en 1997 s’était empressé de faire de l’avenue François Mitterrand une avenue de Marseille et de la rue Jean-Marie Tjibaou, leader kanak, une rue Jean-Pierre Stirbois, l’un des leaders F.N. disparu accidentellement !

Bien entendu, tout n’est pas comparable entre 1794, 1997 et 2017 sinon des combats hautement symboliques dont le territoire, urbain ou national, est l’enjeu crucial puisqu’il est un espace d’une rencontre renouvelée et souvent inconsciente, entre l’histoire et les citoyens. Et lors de chacune de ces décisions plusieurs questionnements entrent en jeu. Quelles références historiques une ville est-elle capable d’assumer pour conserver son identité ? Dans quelle mesure les citadins se reconnaissent-ils ou non dans le choix imposé des « héros » d’hier ? Quelle influence une rue Karl Marx, un boulevard des Filles du Calvaire, les statues de Jeanne d’Arc ou du général «  De Guerrelasse » peuvent-ils encore avoir sur la perception que les habitants se font du passé ? L’odonymie ne devient-elle plus qu’un utile point de repère au même titre qu’un McDo ou qu’un cinéma ? Ainsi, la décision prise par plusieurs municipalités étatsuniennes de même que  la revendication du C.R.A.N. nous renvoient-elles à la prégnance de notre histoire, à notre manière de l’assumer ou non et aux ambiguïtés qu’elle ne manque jamais de véhiculer.

Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

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