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La sacralité, question-clé de la sortie du cléricalisme

Danièle Hervieu-Léger est intervenue le 11 décembre 2021 dans le cadre des Rendez-vous de la CCBF (Conférence Catholique des Baptisé.e.s de France) autour du thème « Vers une nouvelle gouvernance de l’Église – Aller au-delà du cléricalisme ». Sociologue, directrice d’études à l’EHESS, elle consacre ses travaux aux mutations du religieux, et notamment du fait chrétien dans les sociétés occidentales sécularisées. Anne René-Bazin nous donne les éléments essentiels de son intervention autour de la sortie du cléricalisme.

Le rapport de la CIASE a mis l’accent sur la « sacralité excessive » placée sur la personne du prêtre et en fait la dimension principale d’un système qui a rendu possible l’installation d’une culture de l’abus au sein de l’Eglise romaine. Comme sociologue, je traite ici de faits sociaux : la sacralité du prêtre ne descend pas du ciel, elle est une construction historique qui s’est imposée au travers des siècles

Le système romain est un dispositif institutionnel reposant sur trois piliers 

Le premier, c’est le monopole de la vérité, insoutenable dans un monde pluralisé.
Le second, c’est une vision territorialisée de la mission consistant à son extension physique « jusqu’aux extrémités du monde », vision impériale mise à mal par la modernité.
Le troisième pilier, c’est la construction hiérarchique et sacrale de l’autorité sacerdotale, dernier mur porteur de ce système romain : le prêtre dispensateur exclusif des biens de salut face à un peuple dépourvu de tout pouvoir. Or on n’en sortira pas en tentant de ramener la sacralité du prêtre à une juste proportion : la seule issue c’est d’en finir avec la sacralité elle-même.
Rappelons trois moments principaux dans la construction de cette sacralité :

Premier moment : la réforme grégorienne du XIe siècle

La réforme mise en place par Grégoire VII entre 1073 et 1085 impose l’obligation du célibat à tous les prêtres à partir du sous-diaconat. Grégoire VI, lui-même moine, aligne ainsi la condition du prêtre sur celle du moine. Le prêtre se trouve basculé du côté de ce qu’on a pu appeler une « virtuosité religieuse » : mettre en oeuvre une totalisation religieuse de sa propre vie. Les prêtres s’installent à distance des fidèles ordinaires. Or c’est bien la clé de la sacralisation : le sacré c’est le séparé, et la construction d’un rapport radicalement asymétrique entre le prêtre et des fidèles.

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La première conséquence est que « l’appel » change de sens – il était l’appel d’une communauté à des personnes qui prennent en charge la régulation de la vie collective, le prêtre est désormais un élu, choisi par Dieu lui-même, indépendamment de la tâche pastorale. Le prêtre continue d’être « élu » y compris dans les actes les plus ordinaires de sa vie personnelle ; il participe de la puissance divine. En parallèle la célébration eucharistique passe, de l’anamnèse du dernier repas en une célébration du Sacrifice eucharistique, d’une façon de plus en plus théorisée par la théologie. Cette sacralité du prêtre va se jouer aussi avec la sacralisation progressive du bâtiment église.

Deuxième moment : le concile de Trente 1545–1563  

Il se déroule dans le contexte d’un grand délabrement de l’Église romaine et en lien avec la réforme protestante en Europe. Trois éléments fondamentaux de ce moment de réforme :

  • La solennisation théologique dans la constitution sur la trans-substanciation de la présence réelle, point central de la séparation avec la réforme protestante
  • La systématisation des paroisses organisées auprès du curé, prêtre dépositaire exclusif de l’autorité religieuse, dans une asymétrie complète avec les fidèles 
  • Les bases d’organisation d’un clergé formé avec la création d’un séminaire par diocèse :
    le prêtre n’est pas uniquement un homme de pouvoir par son rôle sacral,
    mais aussi un homme d’un savoir qui complète la figure d’autorité.

La figure du prêtre comme homme du sacré s’impose massivement à l’Église entière, avec mission d’acquérir des territoires à l’Église, l’évangélisation consistant principalement à faire entrer une population entière dans la Maison-Dieu.

Troisième moment : le XIXe siècle

L’Église confrontée à l’avènement de la liberté politique au lendemain de la révolution française se trouve dans une mise en question radicale de son positionnement dans le monde social et politique.

Premier temps, début du siècle : la Restauration, qui correspond au moment où le rêve de la reconquête rend tout à fait possible, voire probable, que l’ordre issu de la révolution française soit réversible. Phase de vocations nombreuses, de missions paroissiales, moment du triomphe de l’ultramontanisme et de réhabilitation de la figure du pape. La liturgie est une théâtralisation extrêmement forte de ce prêtre en alter Christus, et tout au long du siècle, la figure du saint prêtre s’offre pour la réparation des crimes de la Révolution, d’un monde qui veut vivre sans Dieu, donc sans l’Église – on sait l’extraordinaire fortune de la figure du curé d’Ars. 

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Daux, façade de l’église

Deuxième temps, dans la seconde moitié du siècle où se consolide la république, l’Église pense en termes de fermeture de la citadelle-Église face à un monde séculier qu’elle récuse. Elle se replie par la force des choses sur la sphère privée, un repli caractérisant la modernité.  La famille devient par excellence le terrain où l’Église va tenter de maintenir l’emprise sur le monde social. Moment où va exploser le familialisme catholique – alors que s’impose le modèle de la famille bourgeoise comme construction juridique et sociale. Dès ce moment, la surveillance sur la question des moeurs va devenir le terrain principal où l’Église va exprimer son emprise, avec une obsession nataliste, non seulement pour ne pas intervenir dans la fécondité, mais aussi pour fabriquer des prêtres. Paradoxe extraordinaire où les prêtres se font eunuques pour le royaume et en même temps surveillants de la vie sexuelle des communautés. L’instrument principal de ce contrôle est la confession : il est fait une obligation canonique aux prêtres de poser des questions sur les pratiques des femmes et des couples. 

Ainsi s’enchaînent les éléments : la séparation – la mise en valeur du prêtre opérateur du sacrifice christique – l’invitation à se faire le surveillant de la vie sexuelle des fidèles.

Et au XXIe siècle

Ce que l’on observe aujourd’hui est bien loin de cet ancien monde : dislocation du tissu paroissial, chute libre de la démographie cléricale, prise d’autonomie des fidèles, abandon des consignes ecclésiales comme la contraception. 

Or, aucune de ces remises en questions sociétales – au sortir de la guerre de 14 puis après la seconde guerre mondiale et a fortiori dans les 30 glorieuses – , n’a provoqué au sein de l’institution une remise sur le métier des modalités de la sacralité du prêtre, homme séparé du commun, qui seul dispose d’un fil direct avec le divin. Au contraire, on est plutôt dans une phase de réaffirmation contre-culturelle de ces pratiques.

Depuis le XIe siècle, le célibat a contribué à inscrire dans le corps du prêtre la sacralité des actes qu’il pose, que ces actes soient sacrés ou non. Cette sacralité peut l’amener à se considérer comme n’étant pas touché par les règles de non-agression du corps d’autrui. De là des débordements délirants du côté des fondateurs des communautés nouvelles. 

Pour casser les pathologies afférentes à cette sacralité excessive, une des réponses qui vient assez vite c’est : et si on ordonnait des hommes mariés ? Sans doute, une normalité de la vie collective et individuelle desserrerait la pression sacrale. Le premier résultat aurait aujourd’hui toute chance d’aboutir à un clergé à deux vitesses, à distinguer les vrais prêtres et les autres…

Mais on ne serait qu’à la moitié du chemin. Pourquoi ? Parce que l’envers exact de la sacralisation du prêtre mâle célibataire, est que son célibat est associé à la pureté rituelle : la séparation, typique du sacré, entre le pur et l’impur. Et on voit le lien insécable avec l’exclusion absolue des femmes, qui menacent la pureté du prêtre, comme tentatrices (hormis les figures de la vierge ou de la mère), mais plus fondamentalement, le corps des femmes (règles, être enceinte) serait inapte à la sacralité.

En finir avec les excès de la sacralité pesant sur la personne du prêtre sans toucher à la question des femmes est mission impossible – même si on peut montrer que le retour du sacré contredit la rupture évangélique. Il n’y a d’autres moyens de sortir de ce système sacral qu’en conférant le sacerdoce aux femmes comme aux hommes, non pas pour faire basculer les femmes du côté du sacré, mais pour définitivement faire sortir les hommes de la possibilité même de la sacralisation.

Recension faite par Anne René-Bazin

Pour écouter la conférence de Danièle Hervieu-Léger sur YouTube : aller sur baptises.fr et cliquer sur
« La voix des baptisés » pour suivre le RDV CCBF4/Session 02 – Aller au-delà du cléricalisme.

Danièle Hervieu-Léger a publié, entre autres :
Catholicisme, la fin d’un monde, Bayard 2003
Le temps des moines, clôture et hospitalité, PUF 2017
Religion, utopie et mémoire – Entretien avec P.A. Fabre, 2021 EHESS

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  1. Alain Prat
    Alain Prat says:

    formidable ta synthese, qui démontre comme c’est important de connaitre l’histoire de notre Eglise pour comprendre son organisation et certaines de ses croyances…

    on pourrait aussi reconnaitre que ce role du pretre -personnage sacré qui opere le sacrifice pour plaire à Dieu,- remonte aux égyptiens et que les juifs- nos pères dans la Foi – nous l’ont transmis (cf certains passages de la priere eucharistique ou de lettres de St Paul)

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