À la violence meurtrière contre des milliers de personnes au Moyen-Orient ou en Afrique, des groupes islamistes ajoutent la destruction de sites archéologiques, de statues, de livres… Cette folie iconoclaste n’est pas sans évoquer bien des épisodes antérieurs. La chronique d’Alain Cabantous du 11 avril 2015.
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À la violence meurtrière perpétrée contre des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants au Moyen-Orient ou en Afrique, des groupes islamistes armés ajoutent avec plus ou moins de régularité la destruction de sites archéologiques, de collections muséales, de statues, de livres… Chacun se souvient du bombardement des grands bouddhas de Bamyiân, à la suite d’une fatwa du tristement célèbre mollah Omar en mars 2001, suivi du saccage du musée de Kaboul avant celui de Bagdad deux ans après. Depuis 2013, avec l’avancée militaire des différentes branches de Daech, les télévisions du monde entier relaient les images de propagande relatives au pillage des manuscrits et mausolées de Tombouctou en 2013 ou à l’acharnement destructeur et sauvage du musée de Mossoul ou du site d’Hatra en mars de cette année selon des mises en scène savamment étudiées.
Cette folie iconoclaste n’est pas sans évoquer bien des épisodes antérieurs. Si l’on excepte — et encore — la grande querelle des images qui secoua fortement l’empire byzantin des VIIIe et IXe siècles, la plupart des mouvements qui s’en sont pris aux sites, aux livres et aux statues eurent toujours lieu dans ce même contexte de violence généralisée, le plus souvent fomenté par des guerres civiles religieuses ou/et politiques. L’Europe fut, elle aussi, traversée par ces convulsions destructrices entre les atteintes iconoclastes du XVIe siècle qui marquèrent fortement la France, les Pays-Bas ou l’Angleterre et celles de la Révolution russe en passant par le vandalisme révolutionnaire de 1793-1794 pour ne retenir que les plus significatives.
Mais, hier comme aujourd’hui et contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces manifestations brutales ne sont pas spontanées ou l’œuvre d’individus plus ou moins isolés. Au contraire, elles sont bien organisées, se déroulent à des moments particuliers et répondent à des objectifs précis destinés à être connus tout en constituant l’une des expressions les plus manifestes de la relation entre des hommes et les signes d’un pouvoir à combattre. Sans exclure totalement les causes économiques et sociales, le grand moteur de l’iconoclasme passé ou contemporain reste théologique et politique, notions intimement associées tant dans la civilisation chrétienne des temps modernes que dans celui du califat de Daech. En effet, il s’agit à la fois d’affirmer une rupture totale, brutale avec l’ancien monde par l’opération d’une éradication intransigeante et complète de ses symboles afin de construire, sinon une autre culture, du moins une société totalement autre, exempte de toute réminiscence néfaste donc dévoyée.
Ainsi les actions protestantes au XVIe siècle s’en prirent aussi aux statues et aux reliques vénérées par les catholiques afin de pouvoir retrouver le sens perdu d’un christianisme authentique tout entier tourné vers Dieu sans intermédiaires suspects ni dévotions superstitieuses. Ainsi les mascarades révolutionnaires de 1794 et la violation des tombes des saints ou des souverains qui s’apparentaient au refus d’une culture catholique où christianisme et monarchie avaient partie liée et où le pape comme le roi n’étaient rien moins que des idoles. Ainsi le djihad du Moyen-Orient mené contre une histoire pré-islamique dont les statues de Babylone ou de Sumer représenteraient « les dieux des infidèles » (Omar). Même si, en 2015, ces vestiges ne peuvent plus être revêtus d’une quelconque dimension religieuse, contrairement à ce qui eut lieu lors des guerres civiles qui suivirent la Réforme, ils ont été la plupart du temps mis à jour ou valorisés par des archéologues européens, en tant que tels, suppôts de l’Occident honni et, circonstance aggravante, instrumentalisés voire restaurés, comme à Ninive, par Saddam Hussein.
À chaque fois, il s’agit donc de vouloir effacer le passé pour détruire une mémoire afin d’imposer plus aisément (?) d’autres formes de pensée. Mais c’est toujours contre son propre passé, contre sa propre culture que l’on agit avec cette brutalité folle mais calculée dont seul l’extrémisme est capable, fort de son bon droit grâce au soutien auto-proclamé de la divinité ou de la loi. Pour autant, associée à d’autres crimes, à d’autres exactions, cette violence symbolique et concrète est-elle susceptible d’alimenter autre chose que la propre haine de ses acteurs ? Nul régime n’a jamais rien construit de durable sur des cadavres fussent-ils ceux « de mécréants ou d’athées » comme l’ont déclaré des responsables de l’État Islamique lors de la destruction d’Hatra, il y a quelques semaines.
le 11 mai 2015