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Et Grünewald inventa la Résurrection

Comment représenter le corps de Jésus, ressuscitant ? Comment donner l’impression qu’il bondit hors du tombeau, comme un souffle joyeux qui fait tourbillonner les vêtements ? La chronique de Pierre Sesmat du 12 avril 2020

Nous vous proposons les articles de cette chronique effacés de notre ancien site en mars 2021 lors de la fermeture du Centre Pastoral.

Étrange ce visage aux yeux rouges, et même un peu effrayant. On devine à peine ses traits qui se dissolvent dans un halo de lumière mais, si on s’approche, semble s’y esquisser comme un sourire… On a vite fait de mettre cette étrangeté sur le compte du fantastique qui imprègne ce gigantesque retable. Ce serait oublier quel défi représenta pour Mathis Grünewald la peinture de ce volet de la Résurrection, certainement le plus difficile de toute la commande. En effet, au début du XVIe siècle, représenter la Résurrection de Jésus en elle-même était un sujet complètement neuf et n’avait guère plus de cinquante ans d’existence. Jusqu’ici, conformément à la tradition, les peintres illustraient les épisodes de Pâques rapportés par les évangiles : les femmes accourant au tombeau et le constatant vide ou bien l’ange assis sur le tombeau, son couvercle posé de côté ; la tradition orthodoxe, pour sa part, restait fidèle à l’Anastasis, la descente de Jésus aux enfers pour en tirer Adam et Éve.

Mathis Grünewald, La Résurrection du Retable d’Issenheim, vers 1510-1516, Colmar
Piero della Francesca, Résurrection, 1463-1465,
fresque et détrempe, Borgo Sansepolcro (Italie)

Grünewald connaissait-il ses collègues italiens qui s’étaient déjà essayés à peindre le Christ en train de ressusciter ? Par exemple, Piero de la Francesca qui l’avait représenté vers 1463 posant, impavide, un pied sur le bord de son tombeau comme s’il sortait d’une baignoire. Ou bien Raphaël qui, en 1501, le montrait flottant en l’air, les pieds posés bien à plat sur un petit nuage. Sans doute connaissait-il la Résurrection que Caspar Isenmann avait peinte vers 1465 dans le retable pour la collégiale Saint-Martin de Colmar et où Jésus posait à demi nu à côté de son tombeau. Chez tous ces artistes, ressusciter revient à retrouver son corps antérieur avec quelques pouvoirs « magiques » en plus, comme voler, traverser les murs… Par la suite, il y eut d’autres Résurrections plus hollywoodiennes encore. 

Comment représenter le corps de Jésus, « vraiment » ressuscité ? Grünewald – les Antonins l’orientèrent-ils dans cette voie ? – chercha du côté de la Transfiguration dans l’évangile de Mathieu : « Son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent éblouissants comme la lumière ». Peindre la lumière donc, pas seulement blanche mais dans son aspect le plus somptueux, le plus éblouissant : sa diffraction qui donne naissance à toutes les couleurs, comme Grünewald l’a certainement observé à travers un prisme. Le corps de Jésus ressuscité habite la lumière, son linceul s’irise du bleu pâle au rouge vif, ses plaies rayonnent comme des astres, son visage en s’inscrivant au cœur du halo lumineux, se dilate aux dimensions du monde, comme un grand soleil débutant sa course, réveillant la nuit encore noire mais constellée d’étoiles. 

Gaspard Isenmann, Résurrection, 1465, huile sur bois, Musée Unterlinden, Colmar

Comment représenter le corps de Jésus, ressuscitant ? Comment donner à ceux qui voient le tableau l’impression qu’il bondit hors du tombeau ? Le corps tout droit comme le trajet d’un boulet de canon ? Non, mais comme un souffle joyeux qui fait tourbillonner les vêtements, avec un grand pan traînant encore au fond du tombeau pour montrer la dynamique de sa trajectoire.

M. Grünewald, La Résurrection du Retable d’Issenheim, détail

Irréelle cette résurrection ainsi peinte ? Non, en un instant, elle bouleverse complètement la réalité et renverse les soldats par la puissance de son souffle. Ils sont peints en train de tomber, une main en l’air et un coude au sol comme celui du premier plan, et pour celui de l’arrière-plan, la tête la première. Celui-là est peint en raccourci, montrant que Grünewald maîtrisait les techniques les plus virtuoses des peintres italiens pour la représentation de la réalité. 

Ainsi tout semble mis en œuvre pour affirmer que la résurrection de Jésus n’est pas une illusion mais bien l’avènement d’une vie nouvelle. Peut-être trop réelle. 

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