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François devant le crucifix de San Damiano

Aucune expression de souffrance, ni sur son visage ni dans son corps. Pas de couronne d’épines. Quel soutien pouvait attendre François d’un Christ aussi distant et comme indifférent même à son propre sort ? Comment l’a-t-il vu ? La chronique de Pierre Sesmat du 5 avril 2020.

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Dans la pénombre de la chapelle en ruine, François regardait intensément le crucifix suspendu à l’arc triomphal au-dessus du chœur. En proie au doute et à de nombreuses interrogations sur sa jeunesse où les déboires s’accumulaient, François le suppliait. Cherchait-il à croiser le regard du Christ fixé et représenté sur la croix ? Lui, Jésus, le peintre l’a figuré les yeux grands ouverts, comme perdus dans le vague, le corps droit, les bras étendus à l’horizontale, paumes ouvertes dans un geste qui peut ressembler à celui de l’orant. Aucune expression de souffrance, ni sur son visage ni dans son corps. Pas de couronne d’épines. Les signes de douleur sont discrets et les plaies réduites à la trace des clous et à des effusions de sang rouge que seul un regard rapproché peut remarquer. Autour du crucifié, sur le tabellone, cinq personnages – Marie, Jean, Marie-Madeleine, Marie-Jacobé et le centurion, identifiés par leur nom – discutent et contemplent, pas davantage émus. De même des anges sur les bras de la croix.

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Le Crucifix de San Damiano, artiste inconnu, fin XIIe siècle, Assise, Basilique Sainte-Claire (détail)

Quel soutien pouvait attendre François d’un Christ aussi distant et comme indifférent même à son propre sort ? Comment l’a-t-il vu ? La question est d’autant plus vive qu’à l’autre bout de sa vie, à la fin de l’été 1226, sur le mont Alverne, François aurait vu le Crucifié-séraphin lui imprimer ses stigmates dans le corps, lui faisant ainsi partager la violence qu’il avait subie.

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Christ-san-Damiano-détail2

En fait tout est question d’évolution de la tradition iconographique et donc de la représentation que l’on se faisait des « deux natures » divine et humaine de Jésus. Longtemps, même après la chute de l’Empire romain, le supplice de la crucifixion est resté infamant et la croix est d’abord un signe de victoire ou un objet paré de pierres précieuses. La vénération de l’humanité du Christ est étrangère au Haut-Moyen-Âge. Et ce n’est pas avant le Xe siècle que lentement le corps de Jésus intègre les croix peintes ou sculptées. L’image proposée alors partout est celle d’un crucifié – plus Dieu qu’homme ? – impassible, un type que les historiens désignent sous le nom de « Christus triumphans ».

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Giotto, François au pied du Crucifix
de San Damiano
, 1297-1299 ca., Assise
Giotto, François recevant les stigmates,
1297-1299 ca, Assise

D’ailleurs le Christ de San Damiano ne réclame aucune compassion de la part de François. Il ne lui dit pas « Vois ma douleur » mais, selon la Vita secunda de Thomas de Celano achevée dès 1228, l’année de la canonisation de François, « Va, François, et répare ma maison qui, tu le vois, tombe en ruine », parole qu’il comprit littéralement et qui l’entraîna à reconstruire la chapelle. Et la tradition franciscaine rapporte qu’au pied du Crucifix de San Damiano, François aurait prononcé cette prière : « Dieu, très haut et glorieux, viens éclairer les ténèbres de mon cœur. Donne-moi une foi droite, une espérance solide et une parfaite charité. Donne-moi de sentir et de connaître, afin que je puisse l’accomplir, ta volonté sainte qui ne saurait m’égarer ». Une prière adressée au Dieu puissant et fort, moins à Celui qui s’est fait homme jusqu’à la mort et la mort sur la croix. L’impassibilité du Crucifié était donc pour François un signe de force, un réconfort qui en outre trouve justification et sens dans l’Ascension qui couronne la croix. 

De même, vraisemblablement, le Séraphin de l’Alverne consola-t-il François à un moment de grand désespoir, et ressemblait-il davantage à l’ange qui vint réconforter Jésus sur le Mont des Oliviers. Mais au cours du XIIIe siècle, on aspira à un Dieu plus proche et on se mit à vénérer le Christ homme et souffrant. Ainsi les stigmates de François d’impossibles et scandaleux devinrent réalité inouïe dans la Legenda maior, la version officielle de la biographie de François que Bonaventure écrivit en 1260, et vers 1290, Giotto en proposa une image qui se fixa dans tous les esprits. François devint un nouveau Christ souffrant.

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