Même observées de loin et, qui plus est, avec un œil républicain, on ne peut qu’être impressionné par la succession de manifestations civiles et religieuses qui s’enchaînent depuis la mort de la reine d’Angleterre et par les immenses foules qui ont fait jusqu’à vingt-deux heures d’attente pour s’incliner quelques secondes devant le royal catafalque. Le déploiement du faste, de l’apparat, du protocole réglé au millimètre au service d’un rituel suranné, onéreux et parfois mécanique ne peut que renvoyer l’historien à quelques-unes des manifestations de cet ordre qui, jadis, accompagnaient le dernier adieu au prince.
Entre les XIVe et XVIIIe siècles, l’organisation des funérailles royales connut à la fois des permanences et des changements importants. Après la mort du souverain, aussi bien en France qu’en Angleterre ou encore en Castille, il était de coutume d’exposer publiquement son effigie (en bois ou en cire) remplacée au bout de dix jours par le cercueil. Très rarement et durant quelques heures seulement le corps lui-même put être présenté. En effet, malgré l’embaumement qui avait lieu après le prélèvement du cœur et des entrailles, déposés dans plusieurs parties des royaumes, il était impossible de conserver trop longtemps le corps au vu de chacun. D’ailleurs certains historiens ont cru déceler, dans cette exposition successive du vrai et du faux souverain, le double corps du roi, images de la permanence de la monarchie et de la vie passagère du souverain.
Une première modification eut lieu en Angleterre, puisqu’après 1760 les monarques ne furent plus inhumés à Westminster mais à Windsor. Concernant le cérémonial lui-même, après les années 1630 et peut-être sous l’influence espagnole, certains éléments du décorum disparurent comme le repas funèbre pris devant l’effigie. Une certaine austérité s’imposa alors. Austérité toute relative puisque la pompe baroque continuait de se déployer à travers l’immensité des tentures noires qui tapissaient les nefs des édifices religieux, le gigantisme des catafalques, la démultiplication des lampes et des cierges qui éclairaient les chœurs. C’était pourtant la fin des immenses cortèges triomphaux. La suite qui accompagna le cercueil de Louis XIII en 1643 n’était composée que de six cents à huit cents personnes. Elle atteignit deux mille individus en 1715 pour celle de Louis XIV. Plusieurs centaines de pauvres en grand deuil, une torche à la main, défilaient aux côtés des dignitaires, des mousquetaires, des chevau-légers, des corps constitués et des membres du clergé.
Alors que des cérémonies religieuses étaient célébrées dans plusieurs églises des capitales et dans celles de très nombreux villages, la dépouille des souverains comme celle des reines, l‘Angleterre exceptée, était désormais transportée de nuit vers sa dernière demeure ; de Madrid au monastère de l’Escorial pour les Espagnols ; de Rambouillet, Vincennes ou Versailles à Saint-Denis pour les Valois et les Bourbon de France. Mais contrairement à l’interprétation tendancieuse de Michelet qui voyait dans ce cas le moyen de contourner Paris pour éviter des émeutes dues à l’impopularité royale, il s’agissait au contraire d’imposer désormais aux corps princiers un voyage symbolique. Parti de Versailles vers huit heures du soir pour arriver à Saint-Denis vers six ou sept heures du matin, la déambulation nocturne concrétisait le passage de l’obscurité à la lumière, de la mort à la résurrection. La codification très précise de la scénographie macabre accentuait ainsi la dimension religieuse et triomphale de la mort face à la vanité toujours éphémère du pouvoir, fût-il royal.
Les funérailles d’Elisabeth II d’Angleterre ont renvoyé à quelques éléments de ce lointain rituel monarchique, le faste sans les pauvres, le matin sans la nuit pour proposer le spectacle au plus grand nombre grâce aux médias. Mais avec quel objectif désormais ? En réponse à quels questionnements sur le pouvoir, pouvoir que la reine n’eut pas, sur l’unité factice du Commonwealth ou même sur la mort ? Assista-t-on, le 19 septembre 2022, à l’ultime manifestation de cet ordre malgré le désir des Anglais ou de la grande majorité d’entre eux de réitérer le passé en quelque sorte, comme semble toujours l’indiquer la devise orangiste de la monarchie britannique : « Je maintiendrai » ? Comme si la tradition devenait un commode terrain d’entente face à de futures dissensions familiales.