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Le Christ « Fils de Dieu »

Colette Deremble revient sur quelques concepts fondateurs de la foi chrétienne et montre comment ils se sont forgés au cours des millénaires. Ce fut d’abord dans l’Égypte ancienne, sujet du premier article, et chez les Assyriens, Babyloniens ou Perses. Et puis chez les Grecs, avec Alexandre le Grand, et dans le judaïsme, objet du second article. Mais qu’en est-il de la notion de « Fils de Dieu » lorsque le christianisme émerge en Palestine sous domination romaine ?
Troisième volet de la série.

Le « Fils de Dieu » est un Serviteur compatissant et pacifique

Le christianisme émerge alors que la Palestine est sous domination romaine, au moment où cette civilisation, quittant l’esprit républicain, s’engage vers un système impérial qui a besoin de soutien idéologique : ce soutien repose en partie sur la métaphore millénaire et multiculturelle de Fils de Dieu, qui permet d’évoquer la grandeur transcendante du souverain tout-puissant, destiné à vaincre.
L’histoire d’Israël a habitué ce peuple à plus d’humilité. Le Sauveur attendu ne triomphera pas selon les principes absolutistes et guerriers habituels. Le Deutéro-Isaïe, qui faisait partie des exilés juifs en terre babylonienne et qui écrivait depuis la Babylonie entre 550 et 538, en avait déjà dressé un portrait centré sur la notion de compassion : le Fils de Dieu n’est pas celui qui gagne grâce à son pouvoir divin, mais celui qui prend sur lui la souffrance des autres : de là, et de là seulement, lui vient son autorité transcendante.

Antonello de Messine - Le Christ mort -soutenu par un ange-Museo del Prado -Madrid
Antonello de Messine, Le Christ mort soutenu par un ange (huile sur bois), 1475 – 1476, Museo del Prado, Madrid

Cette thématique est exprimée avec force dans les quatre passages qui constituent le Cantique du Serviteur (Is 42,1-9/ 49, 1-7/ 50, 4-11 et 52,13 – 53,12) et dont on cite ici les extraits majeurs :
« Voici mon serviteur, que je soutiendrai, mon élu, en qui je me complais. J’ai mis mon esprit sur lui ; il annoncera la justice aux nations. Il ne criera point, il n’élèvera point la voix, et ne la fera point entendre dans les rues. Il ne brisera point le roseau cassé, et il n’éteindra point la mèche qui brûle encore ; il annoncera la justice selon la vérité. Il ne se découragera point et ne se relâchera point, jusqu’à ce qu’il ait établi la justice sur la terre… » (Is 42).
« Il n’avait ni forme ni beauté pour attirer nos regards, ni apparence pour exciter notre amour. Il était méprisé et abandonné des hommes, homme de douleurs et familier de la souffrance, comme un objet devant lequel on se voile la face ; en butte au mépris, nous n’en faisions aucun cas. Vraiment, c’était nos maladies qu’il portait, et nos douleurs dont il s’était chargé ; et nous, nous le regardions comme un puni, frappé de Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos péchés, broyé à cause de nos iniquités ; le châtiment qui nous donne la paix a été sur lui. C’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. Nous étions tous errants comme des brebis, chacun de nous suivait sa propre voie. (Is 52)
Autre texte fondateur pour comprendre comment les Juifs se sont attribués le concept Fils de Dieu en en modifiant radicalement le sens, celui du Deutéro-Zacharie (Za 9, 9), qui écrit après l’exil :
« Réjouis-toi, fille de Sion ! Lance des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici ton roi qui vient à toi ;
il est juste et victorieux, il est humble et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse. (…)
Je supprimerai les chars d’Éphraïm et les chevaux de Jérusalem, les arcs de guerre seront brisés.
Il annoncera la paix aux nations. »

Le « Fils de Dieu » vit dans l’esprit des Béatitudes

Les évangélistes vont faire de ces textes fondateurs la dominante, la trame, le fil directeur, de leurs écrits : ils les distillent, les reprennent inlassablement, les citant, explicitement ou implicitement.
Le coup d’envoi est donné dans l’épisode du Baptême, où ils associent (« Celui-ci est mon fils, le bien-aimé, en qui je me complais ») la phrase d’intronisation du Psaume 2 (« Tu es mon Fils. Toi, aujourd’hui je t’ai engendré », la notion de Fils bien-aimé, extraite du Livre de la Genèse où elle s’applique à l’innocent Isaac qui accepte son sacrifice (Gn 22, 2), et celle d’Isaïe 42 : « Voici mon élu, en qui je me complais ». C’est une manière qu’ils ont de résumer en une phrase synthétique la signification du Fils de Dieu.
Aussitôt après le Baptême, vient l’épisode des Tentations, qu’il faut lire dans la suite directe du Baptême : on choisit d’être Fils de Dieu, en renonçant à la tentation païenne de cette expression, au sens où être « Fils » donnerait des pouvoirs magiques : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains », « Si tu es Fils de Dieu jette-toi en bas ».
Être Fils de Dieu, c’est donc le contraire que de faire des miracles et d’exercer des pouvoirs surhumains.
Le chapitre suivant, le Chant des Béatitudes, expliquera en positif ce qu’est être  Fils de Dieu :  « Heureux ceux qui travaillent pour la paix, ils seront appelés Fils de Dieu ».

Fra' Angelico, Le sermon sur la montagne, fresque, couvent de San Marc, Florence
Fra’ Angelico, Le sermon sur la montagne, fresque, 1438-40, couvent de San Marco, Florence

Nous sommes tous « Fils de Dieu »

Ce discours concerne-t-il seulement un individu, Jésus ? Tout l’Évangile nous dit le contraire et ne cesse de parler de la relation de fils à père qui est celle de l’humanité : « Si vous voulez être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5, 43). « Évitez de pratiquer la justice devant les hommes pour vous faire remarquer. Sinon vous n’aurez pas la récompense de votre Père qui est aux cieux. (…) Ton Père qui voit dans le secret… » (Mt 6, 1). « Il sait, votre père, ce dont vous avez besoin » (Mt 5, 8), « Votre père qui est aux cieux… » (Mt 5, 11). Chaque ligne parle de cette filiation comme étant celle de l’humanité, dont la prière centrale du « Notre Père».
Nous sommes tous fils de Dieu, ce qui fonde notre fraternité.
C’est aussi ce sur quoi insiste le fondateur du christianisme, Paul. « Vous êtes le corps de Christ » (1 Co, 12).

Le mythe de l’engendrement divin et virginal est structurant et fondateur

Il est aujourd’hui admis par l’immense majorité des chercheurs que Matthieu et Luc ont écrit leur évangile en reprenant, une vingtaine d’années plus tard, celui de Marc et en lui ajoutant un certain nombre d’éléments, dont les récits de la Naissance et de l’Enfance.
Ces récits se calent sur ceux imaginés par l’égyptienne Hatchepsout lorsqu’elle a voulu mettre en scène l’Annonce de sa naissance miraculeuse, la rencontre fécondante entre le dieu Amon et sa mère, vierge, la Présentation du nouveau-né à l’ensemble des dieux.
Matthieu et Luc ont voulu, à la suite de la grande souveraine et de tant d’autres, développer l’idée fondamentale de la rencontre de l’homme et de Dieu, et reprendre, chacun à sa manière (depuis longtemps tous les exégètes ont fait remarquer les divergences entre leurs versions) ce mythe fondateur de la théogamie et de l’engendrement virginal du sauveur par Dieu.

Faut-il s’en offusquer ? C’est le langage millénaire, symbolique, poétique, avec lequel, dans l’Antiquité, on est habitué à parler des rois, des héros, de ceux qui sauvent. Les évangélistes sont des grands écrivains, qui baignent dans ces milieux. Ils auraient sans doute eu peur de manquer de crédibilité, ou tout simplement de culture, de grandeur, à ne pas le faire : car leur foi est grande.
Ils veulent nous dire que l’humanité a en mains, aujourd’hui, les voies de son salut. Comment le dire autrement que de manière métaphorique ?
Les grands textes spirituels du monde ont besoin de s’exprimer par métaphores, par symboles, par images, pour dire ce qui nous dépasse.

Faut-il découvrir, naïvement, les récits de l’enfance du Christ, comme s’ils n’avaient jamais été écrits, auparavant, des centaines de fois en milieu égyptien, mésopotamien, grec ou romain comme s’ils ne faisaient pas partie du fonds culturel qui leur est commun ?

Faut-il les lire à la lettre ? Un mythe n’est pas une légende puérile. C’est un récit fondateur, structurant : le mythe de la théogamie dit que l’humanité a, en elle, cette semence, cette part de transcendance qui lui fait tendre vers l’absolu, en l’occurrence, pour le christianisme, l’absolu de l’amour inconditionnel.
Le mythe de la virginité dit que seule la virginité (de cœur), le dépouillement spirituel, l’humilité, permettent d’accueillir ce don inouï qu’est notre vocation à aimer sans limite.
Lire la notion de filiation divine de manière littérale, c’est nous situer dans un merveilleux inaudible, chose à quoi renonce radicalement l’Évangile ; c’est passer à côté de cette signification structurante ; c’est donc risquer de perdre tout espoir d’emmener les jeunes générations vers ce texte qui peut sauver le monde, car il y a bien des chances pour qu’ils rejettent, d’un revers de main, ce qui leur apparaît comme de l’ordre des contes et légendes de leur enfance si on ne leur explique pas leur sens fondateur pour le salut du monde.

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Colette Deremble

Colette Deremble est agrégée de lettres classiques, licenciée en théologie, docteur en art et archéologie (EHESS, 1989). Chargée de recherches au CNRS (en 1988). Professeur émérite à Paris X (en 1994). Autrice de nombreux livres dont « Jésus selon Matthieu. Héritages et rupture » (avec Jean-Paul Deremble), éditions Lethielleux, 2017.

  1. Pierre dromard
    Pierre dromard says:

    J’apprécie ce texte. Cette explication concernant le désir de ces apôtres de manifester leur foi Ces éléments ne ne devraient pas être utilisés dans les homélies sans préciser leur rang. Je sais que cela facilite la catéchèse…

  2. guy aurenche
    guy aurenche says:

    très claire explication qui donne à l’incompréhensible un sens très fort et “fondateur”. Un appel non à renier mais à éclairer les témoignages originaires et fondamentaux de la Bonne Nouvelle …. en les rendant accessibles à la société d’aujourd’hui. Un message fécond et encourageant

  3. Jacques Clavier
    Jacques Clavier says:

    « Aujourd’hui, je pense pouvoir conclure, avec le théologien Yves Congar, que s’agissant du coeur même de la foi à laquelle je reste attaché, « la seule façon de dire la même chose, dans un contexte qui a changé, c’est de le dire autrement ».
    Et que ce combat est sans fin ! »
    René Poujol – Catholique en liberté – ISBN : 978-2-7067-1865-6 – page 211

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